François Dosse Paul Ricœur Les sens d’une vie (1913-2005) CHAPITRES ANNEXÉS La
François Dosse Paul Ricœur Les sens d’une vie (1913-2005) CHAPITRES ANNEXÉS La Découverte 9 bis, rue Abel-Hovelacque 75013 Paris © La Découverte, 2001, 2008 Sommaire ANNEXES À LA PARTIE III 1. Le triomphe de l’existentialisme sartrien ................................... 5 2. Une voie phénoménologique inspirée par Merleau-Ponty ...... 13 ANNEXE À LA PARTIE IV 1. L’introducteur de Husserl ........................................................... 21 ANNEXES À LA PARTIE V 1. Esprit après le tournant de 1958 ................................................. 33 2. Massy-Palaiseau sous le charme de Louis-Simon ..................... 41 ANNEXES À LA PARTIE VI 1. La confrontation avec le marxisme althussérisé ........................ 53 2. La démythologisation chez les catholiques ............................... 63 3. La démythologisation chez les protestants ................................ 73 4. Un heideggérianisme bien tempéré ............................................ 85 ANNEXE À LA PARTIE VII 1. Leuven-Paris : les archives Husserl ............................................ 93 ANNEXE À LA PARTIE VIII 1. Temps et Récit en débat ............................................................... 103 ANNEXES À LA PARTIE IX 1. Le plus court chemin de soi à soi passe aussi par l’étranger .... 113 2. La référence du tournant pragmatique et interprétatif des sciences humaines .................................................................. 127 A.III.1 Le triomphe de l’existentialisme sartrien Pendant que Ricœur savoure le calme propice à l’élaboration de sa thèse au Chambon-sur-Lignon, Jean-Paul Sartre devient l’étoile triomphante de la philosophie : son influence dépasse de très loin le seul milieu des phi- losophes professionnels. À la faveur de l’engouement dont il bénéficie, il innove en faisant descendre la philosophie dans la rue, dans les cafés. L’existentialisme devient l’expression d’une soif de vivre après les longues années noires de la guerre. Comme l’écrit Simone de Beauvoir, l’existen- tialisme est sur toutes les bouches en l’automne 1945. Sa simple évocation attire les foules et les bousculades. L’annonce de la conférence de Sartre « L’existentialisme est un huma- nisme » le 29 octobre 1945, organisée par le club Maintenant, provoque quasiment une émeute. Le guichet d’entrée est réduit à néant par une foule compacte qui se bouscule pour prendre place. Sartre arrive seul par le métro et croit à une manifestation d’hostilité des communistes, car le « parti des 75 000 fusillés » n’apprécie guère ses orientations philosophiques qua- lifiées de « bourgeoises ». Le début de sa conférence est d’ailleurs destiné à leur répondre. Mais Sartre se trompe ; ce sont ses fans qui sont venus fêter le nouveau maître des temps modernes, avides d’apprendre de la bouche du maître ce qu’est l’existentialisme : un mode de vie ? une philo- sophie ? la mode de Saint-Germain-des-Prés ? La presse se fait l’écho amplifié de cet événement culturel sans précé- dent qui voit un philosophe provoquer à Paris « quinze évanouisse- ments », « trente sièges défoncés ». Une star est née : « La conférence du club Maintenant devint rétrospectivement le must suprême de l’année 1945 1 », immortalisé peu après par Boris Vian dans L’Écume des jours 1. Annie COHEN-SOLAL, Sartre, Gallimard, Paris, 1985, p. 331. PAUL RICŒUR 6 dans la scène où « Jean-Sol Partre, ouvrant la route à coups de hache », progresse lentement vers l’estrade. Sartre, néophyte sur la scène intellectuelle en cet après-guerre, incarne le désir de coupure absolue tant avec l’avant-guerre et ses compromis- sions coupables qu’avec les horreurs de la guerre. Il devient le maître à penser d’une France livrée à elle-même : « Sartre qui n’a (malgré son désir) été ni l’homme de la Résistance ni celui de la Libération est l’homme de la fin de la guerre 2. » Il exprime alors ce besoin radical de recommencement, de renaissance, d’une France qui veut rompre avec son passé : « Dieu est mort, les droits imprescriptibles et sacrés sont morts, la guerre est morte, avec elle ont disparu les justifications et les alibis qu’elle offrait aux âmes faibles 3. » La rumeur se répand vite : un phénomène est né, l’existentialisme, il a son gourou, ses avocats et ses détracteurs. Certains exégètes en proposent une version commerciale pour achever de convaincre un public d’avance séduit. Ainsi, Christine Cronan publie en 1948 un Petit Catéchisme de l’existentialisme pour les profanes, qui en fait une nouvelle religion. Mais quelle est donc cette philosophie qui sort du silence de la nuit ? La thèse de la philosophie sartrienne est de démontrer que « l’existence précède l’essence ». Sartre se fait, avec l’existentialisme, l’introducteur du pro- gramme phénoménologique, celui de Husserl, dont il découvre l’œuvre dès 1933 lorsqu’il séjourne à Berlin. Mais il ajoute aux thèses husser- liennes, à partir de 1939, comme l’attestent les Carnets de la drôle de guerre, les thèses de Heidegger. Mélange d’ontologie heideggerienne et de phénoménologie husserlienne, L’Être et le Néant propose une version singulière, propre à Sartre, qui donne au néant un statut prévalent. C’est à partir de cette néantisation que la liberté peut prendre forme. Le premier principe de l’existentialisme est d’affirmer qu’il n’y a pas de nature humaine, que le propre de l’homme est de n’en pas avoir, contrairement au coupe-papier déterminé par ses propriétés, par son essence. À partir de ce postulat l’homme devient pleinement responsable de ce qu’il est : « L’homme est condamné à être libre 4. » D’où sans doute l’audience exceptionnelle de cette philosophie : le climat de la Libération crée une situation de symbiose tout à fait exceptionnelle entre la liberté retrouvée de la France et la vision sartrienne de la liberté. L’ontologie sartrienne oppose deux régions de l’être : l’« être-pour- soi » de la conscience humaine préréflexive et l’« être-en-soi » opaque à 2. Paul THIBAUD, « Jean-Paul Sartre : un magistère ? », Esprit, juillet-août 1980, repris dans Traversées du XXe siècle, La Découverte, Paris, 1988, p. 163. 3. Jean-Paul SARTRE, « La fin de la guerre », Situations III, Gallimard, Paris, 1949, cité par Paul THIBAUD, art. cité, p. 164. 4. Jean-Paul SARTRE, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1946, p. 37. LE TRIOMPHE DE L’EXISTENTIALISME SARTRIEN 7 lui-même. Le tragique de l’homme se situe pour lui dans cette tentation constante de réduire l’« être-pour-soi » à l’« être-en-soi », à ce qu’il est. La sortie de cette tension se trouve pour Sartre dans le pouvoir de rupture qu’est le néant : « Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l’isole, Descartes, après les stoïciens, lui a donné un nom : c’est la liberté 5. » C’est donc une philosophie de la liberté que déploie Sartre. Il explique le faible usage que l’homme en fait par l’ampleur de la mau- vaise foi. Le personnage du garçon de café au geste vif, incliné avec empressement et sollicitude vers la table des consommateurs, est devenu légendaire. À quoi joue-t-il ? se demande Sartre : « Il joue à être garçon de café. » Son être échappe à son état et cette inadéquation le contraint d’au- tant plus à correspondre à sa fonction. Le garçon de café va très vite deve- nir la figure éponyme de la mauvaise foi qui est au cœur de la philosophie sartrienne telle qu’elle se donne à lire dans L’Être et le Néant, paru en 1943, mais qui marque surtout l’année 1945. L’existentialisme se veut un humanisme chez Sartre. Le sens qu’il donne à l’humanisme est que l’homme est constamment hors de lui-même et n’existe qu’en se projetant hors de lui pour rejoindre un univers humain. C’est cette relation transcendante dans laquelle l’homme sort de son enfermement en lui-même qui définit l’« humanisme existentialiste ». Heidegger, dont Sartre dit que son influence fut providentielle, ne recon- naît cependant pas en Sartre un disciple et, dès 1946, il envoie à Jean Beaufret sa Lettre sur l’humanisme, dans laquelle il récuse l’interpré- tation humaniste de sa pensée que développe Sartre. Loin d’être une simple mécompréhension, il y a là véritable « désaccord de fond » entre les deux projets philosophiques. Sartre se refuse à déporter la question de l’« origine du néant » hors de la réalité humaine. D’un côté, Heidegger s’efforce de penser l’homme non plus comme sujet, mais comme Dasein 6, de construire une archéologie du cogito dans laquelle l’homme se trouve décentré, assujetti à une histoire dont il n’est plus le sujet. De l’autre, Sartre poursuit le projet cartésien de penser à partir du cogito en remo- delant la conception de la conscience dans un sens qui approfondit la thématique de la liberté du côté du sujet pratique. Pour Sartre, l’existentialisme se divise selon deux grandes sources d’ins- piration : la branche chrétienne représentée par Gabriel Marcel et Karl Jaspers, et « les existentialistes athées parmi lesquels il faut ranger Heidegger, et aussi les existentialistes français et moi-même 7». Pas plus ce mode de 5. Jean-Paul SARTRE, L’Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943, p. 59. 6. Dasein ou « être-là » : avant Heidegger, on traduit cette notion par « existence » et on l’oppose à nécessité ou possibilité. Avec Heidegger, la notion signifie le moment d’ouverture constitutif de l’homme, dans son rapport immédiat aux choses, évoquant une rupture avec l’idée métaphysique d’une opposition entre un sujet (la conscience) et un objet (le monde). PAUL RICŒUR uploads/Philosophie/ dosse-ricouer-d05431-chapitres.pdf
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- Publié le Dec 11, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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