Thème Chine : la transformation silencieuse Pensée chinoise, pensée occidentale

Thème Chine : la transformation silencieuse Pensée chinoise, pensée occidentale : une esquisse des différences, avec François Jullien François JULLIEN est ancien élève de l’École normale supérieure, philosophe et sinologue, professeur à l’Université Paris Diderot, membre de l’Institut Universitaire de France. Il a également été étudiant dans les Universités de Pékin et Shanghai entre 1975 et 1977 et séjourné de façon prolongée à Hong-Kong et au Japon. Il est entre autres l’auteur de Éloge de la fadeur, Traité de l’efficacité, Le Détour et l’accès, Nourrir sa vie. Centrale Marseille Alumni - La Chine a-t-elle été un coup de foudre pour vous ? François Jullien - Non, s’il y a désir, c’est de la philo­ sophie. La question n’est pas d’aimer ou de ne pas aimer la Chine. Je suis philosophe et donc héritier de la pensée grecque. Mais j’ai choisi de prendre du recul avec la philosophie européenne et, pour cela, j’ai dû trouver un contexte de pensée à l’écart de l’Occident. Ce qui m’intéressait, c’est le fait que la culture chinoise est aussi développée que celle de l’Europe, mais que son développement s’est réalisé indépendamment de cette dernière, au moins jus­ qu’à la fin du XVIe siècle. À la différence du monde indien, lié à nous par la langue, et arabe, lié à nous par l’histoire. Cette extériorité permet un dépaysement de la pensée et je souhaite exploiter celui-ci pour interroger les partis pris de la pensée européenne. Par une stratégie oblique, permettant une sorte de prise à revers : de façon à inter­ roger de biais ce à quoi notre pensée est adossée, et ainsi dresser un vis-à-vis – non pas une comparaison, car nous n’avons pas de cadre commun pour cela – entre les deux cultures. Ce projet est de mettre en regard deux pensées, la chi­ noise et l’européenne, qui se sont développées sans contact l’une avec l’autre, à quoi sert mon enquête philo­ sophique. Je mets en œuvre un détour et retour sur la pensée européenne pour l’interroger sur ce qu’elle n’in­ terroge pas, l’impensé de sa pensée. Exemples : notre rapport à l’esthétique, la conception de la nature, celle de l’histoire, mais aussi la stratégie et l’efficacité. CMA - La question de l’efficacité, que vous avez longue­ ment abordée, et son rapport au temps paraît fonda­ mentale aux entrepreneurs européens qui arrivent en Chine car ils ne semblent pas trouver leurs repères. FJ - J’ai distingué deux façons de concevoir l’efficacité : l’une, qui nous vient des Grecs, procédant par modélisa­ tion ; l’autre, que nous découvrons en Chine, s’appuyant sur la maturation des processus. Cela entraîne effective­ ment une différence dans la conception du « temps ». La Chine n’a pas développé une conception aristotélicienne du temps, comme « nombre du mouvement selon l’avant et l’après ». Les Chinois sont plutôt intéressés par l’al­ ternance des saisons et le développement de la durée ; ils n’ont pas pensé « l'éternité », celle-ci supposant une métaphysique de l’Être comme chez Platon et Plotin, mais réfléchissent en termes de capacité investie (de) : de ce qui ne se tarit pas, le sans fin, « l'inépuisable ». La Chine est donc attachée à la cohérence des déroule­ ments, dans le temps long, plutôt qu’au surgissement des événements et à l’action héroïque. Une expression chinoise, qui me paraît précieuse, est celle de transfor­ mation silencieuse. À l’arrière-plan de la pensée chinoi­ se, il y a l’agriculteur et l’image de la plante qui mûrit sans qu’on s’en rende compte ; mais dont on constate enfin que le fruit est mûr. On ne voit pas la plante gran­ dir, mais on en constate le résultat. Deng Xiaoping n’est-il pas lui-même le grand « transfor­ mateur silencieux » de la Chine contemporaine ? Il a pris la Chine socialiste, à la mort de Mao, en 1976, et l’a ren­ due hyper capitaliste et boulimique d’enrichissement – mais cela sans coupure radicale ni grand événement. Le cas est unique : cette « maturation » s’est faite progres­ sivement, et on commence seulement aujourd’hui à en percevoir les résultats. CMA - Ainsi, avez-vous des conseils à donner aux entre­ preneurs qui voudraient aborder la Chine ? FJ - Mon premier conseil sera de prendre pied, de tisser sa toile, donc de s’inscrire dans la durée. C’est-à-dire de trouver du potentiel de situation, plutôt que de projeter un plan dressé d’avance. Le bon stratège, en Chine, est celui qui sait percevoir des facteurs porteurs au sein même de la situation, de façon à en tirer progressivement parti et de renverser la situation à son profit. C’est ce que j’explique dans mon Traité de l’efficacité. André Chieng traite de cas concrets de ce genre dans son livre La pratique de la Chine : où l’on voit comment la phi­ losophie peut éclairer le management. CMA - Que penser de la question de la démocratie en Chine ? FJ - N’évitons pas la question, en effet. On doit parler de la démocratie en Chine et des Droits de l’Homme. Les personnes qui prennent position sur ce sujet se rangent d’habitude en deux catégories. Ceux qui, d’une part, se recommandent d’un universalisme facile, pour qui il exis­ te une universalité culturelle donnée d’emblée : toutes les cultures ont un même socle, des valeurs communes, etc... En face, les relativistes paresseux, refermant chaque culture sur ses traits spécifiques, comme s’il s’a­ gissait là d’une idiosyncrasie unique, et même exclusive. Il s’agit donc de dépasser ce double écueil, d’autant plus dangereux que les Chinois ont eux-mêmes relayé ce N° 3 - avril-mai 2008 5 Thème Chine : la transformation silencieuse culturalisme par le nationalisme de la Sinité, se substi­ tuant au socialisme d’antan. La démocratie appartient-elle à toute pensée humaine ? En Grèce, elle repose sur la notion de liberté. Jean-Luc Domenach affirme, comme une évidence : « la liberté, tout le monde la veut ». Je réponds qu’il faut distinguer. Les Grecs eux-mêmes avaient plusieurs termes. La liberté peut consister en « faire ce qui me plaît » (exou­ sia), ce qui est effectivement le plus communément dési­ ré ; ou bien en liberté proprement politique, de participa­ tion aux institutions (l’eleutheria : chose grecque qui a constitué la Cité) ; ou bien encore en « franc-parler » (paresia). Si l’on ne distingue pas ces sens, on mélange tout, et l’on retombe dans cet « universalisme facile » que j’ai dénoncé. CMA - Chaque révolutionnaire dans l’histoire de la pen­ sée s’est à un moment ou à un autre mis en regard de la pensée convenue de l’époque, a regardé là où les autres ne regardaient pas. Pensez-vous être un révolutionnai­ re et tomber sur quelque chose d’inattendu ? FJ - Chaque philosophe est un révolutionnaire de la pen­ sée ; si on ne l’est pas, on est professeur de philosophie. Comprenez que, pour moi, la Chine est un cas expéri­ mental. Mais pour cela, il faut devenir sinologue et procé­ der patiemment : non seulement apprendre le chinois classique mais encore lire les commentaires, c’est-à­ dire entrer dans la lecture chinoise et dans sa tradition. Car, tandis que la culture européenne ne cesse de valori­ ser la rupture qu’elle introduit dans sa propre histoire, la Chine procède plutôt par filiation progressive ou, encore une fois, par « transformation silencieuse ». Tout passe par la filiation maître-disciple. Souvenez-vous de Confucius : « je n’ai rien créé, je n’ai fait que transmettre ». Et de Bergson, en regard : « Chaque grand philosophe vient dire non au précédent ». Pour le philosophe sinologue, il est impossible de ne pas commencer par dé-catégoriser pour re-catégoriser ensuite, en faisant retour sur les conditions de sa propre pensée. Mais il faut y travailler patiemment, de façon locale, en se gardant des généralités. C’est ainsi que je tisse une sorte de filet problématique, entre l’Europe et la Chine, pour capter leur impensé. CMA - Ces valeurs et fondements de la pensée chinoise s’appliquent-ils toujours aujourd’hui ? Quelle a été l’in­ fluence de l’Occident en Chine ? FJ - Au cours de l’histoire, l’Europe est allée deux fois en Chine. Par les missions d’abord, qui y ont peu prospéré. Puis l’Occident revient à la fin du XIXe siècle : il y revient avec la force, celle-ci adossée à la science modélisée et appliquée à la « nature », telle qu’elle s’est développée en Europe. C’est celle-ci que les Chinois devront emprunter. Mais renoncent-ils pour autant à leur propre culture ? Car la culture ne se trouve pas seulement dans les tex­ tes, mais aussi dans la cuisine, le tai-chi, les arts mar­ tiaux et les pratiques respiratoires, ou dans le jeu de go... La Chine profite des deux. Ainsi, Mao recommandait de « marcher sur ses deux jambes » : l’une occidentale, l’aut­ re chinoise. Les Chinois modélisent comme nous, mais savent aussi faire mûrir silencieusement. Aussi, sans acculturation, l’échec en Chine est prévisible pour un étranger. Notamment, à la frontalité européenne, on peut opposer l’obliquité chinoise. Souvenons-nous de la formule du Sunzi uploads/Philosophie/ la-transformation-silencieuse-pensee-chinoise-pensee-occidentale-pdf.pdf

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