Etude critique des liens de la théorie de l’art à l’Idée platonicienne: de l’es
Etude critique des liens de la théorie de l’art à l’Idée platonicienne: de l’esthétique idéaliste (Cassirer/Panofsky) à la crise de l’Idée (Didi-Huberman) Maud Hagelstein, FRS-FNRS/Université de Liège Quelle place laisse-t-on généralement à l’Idée dans le champ de la création artistique? Depuis la Renaissance, les théoriciens de l’art recon- naissent volontiers son rôle fondateur. Transformée par les bouleverse- ments culturels et théoriques du Quattrocento, la représentation artistique moderne semble subir l’autorité de l’Idée. Telle est d’ailleurs la conception à laquelle se réfèrent encore Ernst Cassirer et Erwin Panofsky: aucun signe n’est laissé au hasard dans les œuvres, l’artiste participant au déploiement de la pensée rationnelle. Le dialogue de ces auteurs à propos de l’Idée platonicienne servira ici de cadre à la réflexion. Guidé par les principes du néokantisme, le débat qui anime les deux penseurs dans les années 20 (à l’époque, Cassirer et Panofsky sont collègues à l’Université de Hambourg) marquera profondément le développement ultérieur de l’histoire de l’art. Pour cette raison au moins, il importe de reprendre ici les arguments prin- cipaux de leur démonstration à deux voix. Aujourd’hui, pourtant, la créa- tion artistique n’est plus automatiquement rapportée au concept d’Idée. Rares sont les théoriciens qui voient encore l’objet artistique comme la seule matérialisation d’une entité intelligible séparée. Le couple matière/ forme semble lui-même dépassé. Et, de manière générale, la plupart des catégories esthétiques sont mises en cause par les nouvelles définitions de l’image. Parmi ceux qui résistent à la tendance «idéalisante» de l’histoire de l’art, Georges Didi-Huberman est probablement celui qui inscrit le plus explicitement son propos dans le débat initié par Cassirer et Panofsky. Présentée d’abord à la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg de Hambourg, la conférence de Cassirer intitulée «Eidos und Eidolon. Das Problem des Schönen und der Kunst in Platons Dialogen» paraît en 1924 dans les Vorträge der Bibliothek Warburg1. L’argument de fond se 1 E. Cassirer, «Eidos und Eidolon. Das Problem des Schönen und der Kunst in Platons Dialogen», 1924, in Gesammelte Werke [désormais GW], Band XVI. Aufsätze und 270 m. hagelstein présente comme suit: s’il a mal compris le pouvoir de symbolisation propre à l’œuvre artistique, Platon a néanmoins rendu possible l’opéra- tion de médiation entre le monde des Idées et celui de la matière sensible (précisément parce qu’il séparait ces deux mondes). Or, pour Cassirer, l’activité artistique se loge au cœur de cet écart entre sensible et intelli- gible. Partant de là, le projet de Panofsky consiste à prolonger la thèse de Cassirer en l’appliquant à d’autres époques de l’histoire de l’Idée — ou plus précisément, de l’histoire des liens entre Idée et Art. Le texte du philosophe regorgeait d’appels à un élargissement de la recherche. Lorsqu’il affirmait par exemple: Où que l’on ait, au cours des siècles, recherché une théorie de l’art et du beau — le regard revenait toujours, comme par contrainte intellectuelle, au concept et au terme d’«Idée», auquel alors, comme une pousse nouvelle, venait se joindre le concept d’idéal. Et non seulement les théoriciens de l’art, mais les grands artistes eux-mêmes sont les témoins de cette connexion restée vivante à travers les siècles. («Eidos und Eidolon», GW Bd. XVI, 137-138; trad. fr. 29) Cassirer pensait que ce problème pouvait favorablement être étudié à partir de Plotin, Augustin, Ficin, Winckelmann, Schelling, mais aussi Michel-Ange et Goethe — programme effectivement accompli par Panofsky, intégrant à cette liste des théoriciens de l’art comme Vasari ou Zuccari. Avec Idea (1924), Panofsky amorce donc le dialogue et adresse à son collègue philosophe une réponse en bonne et due forme2. On voit bien en quoi l’idée d’une séparation nette des domaines sensible et intelligible a pu être déterminante pour la théorie de l’art. En effet, si les images sensibles sont «porteuses» d’un sens séparé d’elles et qu’il faut décrypter, alors la tâche du théoricien de l’art est bien de faire voir ces significations de l’œuvre. Une telle vision de l’art appelait natu- rellement une théorie de l’interprétation, et en développant les principes de l’iconologie, Erwin Panofsky a donné à l’histoire de l’art un élan qui n’a pas encore perdu de sa force. Voici donc la tâche que l’on s’assignera ici: (1) décrire brièvement la teneur de l’idéalisme cassirérien, (2) voir en kleine Schriften, Hamburg, Felix Meiner, 2003. Traduction française de C. Berner: «Eidos et Eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon», Écrits sur l’art, Paris, Cerf, 1995. 2 Au départ, les deux textes étaient censés paraître ensemble, mais celui de Panof- sky, trop volumineux, fut publié à part. Ils indiquent exemplairement la richesse des échanges intellectuels qui avaient lieu dans le Warburg-Kreis au milieu des années vingt. Sur cette question, on peut lire notamment: E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography, London, The Warburg Institute, 1970; M. Ferrari, «Ernst Cassirer e la “Bibliothek Warburg”», Giornale critico della filosofia italiana, n°65, 1986. etude critique des liens de la théorie de l’art 271 quoi il traverse l’œuvre de Panofsky, (3) relire la critique que Didi- Huberman adresse à l’histoire de l’art «idéalisante» (critique visant essentiellement Panofsky et le ton kantien adopté dans ses premiers écrits). 1. Eidos und Eidolon — Cassirer, Platon et le problème des images Avant d’entamer la lecture du texte de 1924, on tentera d’éclaircir quelque peu le lien de Cassirer à la philosophie platonicienne. À l’évi- dence, une telle reprise vise à transformer l’idéalisme dogmatique en idéalisme critique — tout en assumant la continuité dans laquelle ces formes d’idéalisme s’inscrivent. Selon Cassirer, Platon est le premier à instituer une véritable rupture entre le monde des idées et celui des apparences. Dans cette rupture, Cassirer voit le signe avant-coureur d’une philosophie capable de disso- cier les choses sensibles de leur «comment» et de leur «pourquoi», c’est-à-dire une philosophie critique3. Or, la possibilité même d’une telle séparation importe à la pensée cassirérienne. En ce sens et pour cette raison, le texte de 1924 revient sur deux domaines que Platon serait par- venu à distinguer radicalement: celui de l’«Eidos» (à savoir: la forme- idée séparée de la réalité sensible) et celui de l’«Eidolon» (l’image en tant qu’apparence)4. Partant de cette rupture autorisée par la philosophie platonicienne, Cassirer montrera la possibilité de médiations entre ces deux sphères pourtant exclusives — l’art, au titre de forme symbolique, permettant justement de telles médiations entre l’Idée et la matière de l’image (entre le monde intelligible et le monde sensible). Tout en critiquant, comme le faisait déjà Kant, son idéalisme dog- matique, Cassirer reconnaît également à Platon d’avoir posé les premiers jalons d’une dissociation entre philosophie (c.-à-d. exercice de la 3 C’est ce que relevait déjà Kant dans la Critique de la raison pure: «Platon se servit du mot Idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose qui, non seulement ne dérive jamais des sens, mais qui dépasse même de beaucoup les concepts de l’entendement, dont s’est occupé Aristote, puisque jamais il n’est rien trouvé, dans l’expérience, qui corresponde à ce concept. Les Idées sont pour lui des archétypes des choses elles-mêmes et non pas simplement des clefs pour des expériences possibles… […] C’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves qui démontrent clairement que les choses tirent leur origine des Idées» (E. Kant, Critique de la raison pure, A313/B370, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1971 (7e éd.), p. 262-265). 4 Pour une compréhension vraiment stimulante des enjeux contemporains de la théo- rie platonicienne de l’image: P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001. 272 m. hagelstein conscience rationnelle) et conscience mythique: «À la véritable explica- tion, à l’explication dialectique, il incombe de dépasser ces mythes cos- mologiques et, sans se satisfaire désormais de la simple présence de l’être, de faire apparaître son sens intellectuel, sa raison d’être systéma- tique et téléologique»5. Avec Platon, la philosophie dépasse la «schéma- tisation sensible» [sinnliche Schematisierung] du concept de l’être, et impose une «coupure nette» entre les «apparitions» [Erscheinungen] et les «formes pures» [reinen Formen]. Seule cette coupure permet de com- prendre le principe des choses: «Il est impossible d’accéder à l’origine [Ursprung] propre et authentique, au ‘principe’ du monde sensible, tant que nous cherchons encore en lui-même ce principe ou tant que nous le pensons encore affublé d’une manière ou d’une autre de déterminations sensibles [sinnlichen Bestimmungen]» («Eidos und Eidolon», GW XVI, 140; trad. fr. 31). Pour le dire sans détour: sans un tel écart entre la sphère des principes et celle du monde sensible, nul ne peut prétendre à la connaissance. Conscient de cette nécessité, Cassirer repense l’opposi- tion entre la figure sensible [sinnlichen Gestalt] et la figure idéale [ideellen Gestalt] pour mieux penser leur rapport. Cassirer évalue donc rétrospectivement l’apport de Platon au projet critique général: le philosophe grec a su donner au concept de «repré- sentation» une place déterminante dans le système philosophique. «C’est lui [Platon] qui effectue enfin la synthèse conceptuelle du problème fon- damental de la théorie des idées, c’est par lui que s’exprime la relation entre l’‘idée’ et le ‘phénomène’» (GW XI, 61; trad. fr. 70). Si uploads/Philosophie/ i-dealists-cassirer-panofsky-contre-crise-didi-hubermann.pdf
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- Publié le Sep 24, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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