Aliénation, déliaison sociale, nihilisme. « Le désert croît. » Et ce qui croît

Aliénation, déliaison sociale, nihilisme. « Le désert croît. » Et ce qui croît avec lui, c’est un malaise, « le malaise de la modernité »1 que nombre de faits convergents attestent : tentatives de suicide croissant, multiplication des hospitalisations psychiatriques, augmentation de la consommation de psychotropes, addictions diverses, angoisses. On peut affirmer sans craindre d’être contredit que la dépression « s’est imposée comme notre principal malheur intime. »2 On peut nourrir quelques doutes en considérant que ce diagnostic découle d’une déploration qui ne cesse d’être présente dans l’histoire. Peut-être faut-il dire qu’il n’y pas crise, de l’école et de la famille, du lien social, mais un changement, des mutations, une évolution, des novations. Ces mots ont pour avantage d’être neutres, permettant ainsi de ne pas émettre de jugements de valeur. L’emploi de certains termes renverrait à une représentation inadéquate de la réalité. D’aucuns parlent d’une crise de l’école et du lien social. Il faudrait dire qu’il y a seulement l’idée d’une crise. Pourtant, ce constat d’un malaise, la psychologie et la psychanalyse le considèrent fondé. « Des désarrois inédits montrent que l’individu, que l’on dit triomphant, est au contraire profondément déstabilisé dans les modalités de sa construction identitaire. »3 Il est nécessaire de dépasser la 1 Titre d’un ouvrage de Charles Taylor, Editions du cerf. 2 Ehrenberg Alain, 1998, La fatigue d’être soi, Editions Odile Jacob, page 9. 3 Théry Irène, 1998, Il n’y a pas de Je sans Nous, in France : les révolutions invisibles, Calmann-lévy, pp. 17- 1 1 dénonciation facile de l’individualisme et de l’hédonisme qui en serait la vérité pour s’apercevoir qu’il existe une crise de l’individu institué. « La société ne peut s’ouvrir à sa propre question que si, dans et par cette question, elle s’affirme encore comme société. »4 Cette affirmation, Alain Touraine estime qu’elle n’a plus lieu d’être. Sommes-nous confrontés à « la logique d’un monde en ruine »5 ? Normes et valeurs créent chez le sujet des liens qui l’unissent à un monde signifiant, elles permettent l’instauration d’une identité de l’être et de la réalité qui crée chez l’homme le sentiment d’une appartenance à la société. Les Etats, les peuples, les civilisations qui possèdent une signification donne à l’homme une raison d’exister. Depuis des millénaires, le principe de l’existence fut Dieu. Le croyant pensait que le monde dans lequel il vivait était le meilleur. La loi morale qui était en lui, l’homme la vivait comme une évidence et une certitude qui le faisait accepter son existence. Il existait donc une unité que l’obéissance de l’homme à des valeurs ne pouvait que renforcer. L’existence n’avait pas besoin d’être interrogée du fait même que son sens était évident. La croyance en Dieu ne pouvait déboucher sur un pourquoi. L’homme vivait dans l’immédiateté d’un rapport à Dieu où l’absoluité de la vérité était entière. La modernité a ébranlé cette belle totalité. « Jadis image de Dieu, l’homme se livre aujourd’hui à la valeur dans laquelle il se trouve plongé. »6 Pour Broch, l’autonomisation des 18. 4 Castoriadis Cornélius, 1996, La montée de l’insignifiance, Le Seuil, page 21. 5 Broch Hermann, 2005, Logique d’un monde en ruine, Editions de l’éclat. 6 Idem, page 40. 2 2 sphères de valeur (la politique, l’économie, l’art, la morale) met à mal l’entente entre les hommes. L’apparition de la sociologie naît de cette situation où l’homme appelle l’homme pour l’atteindre. Elle apparaît au moment où le procès de détotalisation a conduit l’homme à une interrogation suscitée par le fait que celui-ci n’était plus tant une valeur qu’une fonction. L’individu s’est découvert un Moi qui se pense lui-même le distanciant ainsi du non-Moi que Dieu, puis la Raison venait asservir à leur logique. La croyance, la pensée qui relèvent du non-Moi permettait au Moi de rejoindre autrui dans la communion des esprits. Tant que le non-Moi prévalait sur le Moi, la société n’était pas une question. Le Je pense renvoyait à l’universelle vérité. L’apparition du Je me pense naissant de la pensée qui se pense, engendre une mise en cause de l’adéquation du Moi au non-Moi que la vérité instituée impliquait. Le moi se trouve confronté au non-Moi qui fait obstacle à son expression. La modernité qui accorde aux sentiments une grande valeur fait que le Moi se singularise et découvre sa non-coïncidence avec le non-Moi. Aujourd’hui ce non-Moi est dévalorisé au profit de la prévalence des affects qui est d’autant plus déterminante que le Moi s’éprouve comme une réalité infinie. La modernité a atténué ce processus en affirmant le rôle de l’Etat et de l’action citoyenne. Mais quoi de plus tragique que de vivre la dissolution postmoderne de tout référent transcendantal. La mondialisation, cette utopie planétaire pour laquelle rien ne doit entraver la circulation des biens et des hommes, tend à créer une société qui ne serait plus régulée que par le marché. Il est indéniable que les Etats-nations sont devenus de 3 3 plus en plus impuissants. Le lien instituant que créait le contrat social et républicain se défait. « Le principe sacré de souveraineté nationale qui donnait toute sa force à la représentation d’une société autonome devient largement illusoire. »7 La société industrielle qui s’est substituée peu à peu à la communauté s’efface pour être remplacée par le contrat. Or loin de produire du lien social, celui-ci tend à réduire l’expression de l’intersubjectivité. Le contrat progresse au rythme de la marchandisation du monde. L’homme a cru que l’individualisme qui le libérait de ses rôles sociaux lui permettrait de s’épanouir dans un lien à autrui plus authentique. En réalité, l’individu s’est replié sur lui-même. Après le trop plein de la société, lui succède un sentiment de vide. Selon le Centre de recherche, d’étude et de documentation en économie de la santé (Crédés), le nombre de déprimés a cru de 50% entre 1980 et 1990. Notre société repose sur la croyance selon laquelle l’identité de l’individu a pour fondement la définition qu’il se donne de lui-même. L’homme est blessé non pas par la modernité mais parce qu’il est l’hypercontemporain, surexposé à l’exigence de changement, d’adaptations incessantes. Ne sommes-nous pas « les témoins d’un monde toujours plus explicitement et plus intensément placé sous le signe de l’abandon, de la dévastation et du dénuement sans recours ? »8 Malaise de la modernité ? Malaise de la civilisation. Atteinte par la perte des repères, ébranlée par la crise du sens, désespérée par la disparition des garants théologiques qui fondaient 7 Sue Roger, 2001, Renouer le lien social, Editions Odile Jacob, page 34. 8 Guibal Francis, 2005, Approches d’Emmanuel Lévinas. L’inspiration d’une écriture, PUF, page 1. 4 4 la vie sur la foi, l’humanité moderne souffre. Elle souffre depuis que l’homme a oublié l’homme. Cet oubli ne s’est pas imposé du jour au lendemain. Il est la conséquence d’un processus qui a conduit peu à peu les sociétés à abandonner la prépondérance du rapport aux hommes au profit de la valorisation de la relation de l’homme aux choses. Le terme final de ce processus, c’est l’avènement de la société de consommation. On peut dire de celle-ci qu’elle a provoqué une mutation anthropologique qui affecte la nature même du lien social. Une société où la consommation devient prépondérante engendre un rapport au monde où l’homme s’éloigne des autres. Une distance se crée. Comme l’écrit Jean Baudrillard, « les hommes de l’opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d’autres hommes que par des objets. »9 La société produit un sentiment d’abondance dont le vertige qu’il suscite nous renvoie à notre absence les uns aux autres. L’homme évolue vers un état où l’indifférence se substitue à la convivialité, à la chaleur du contact. Un nouveau monde émerge qui, en valorisant le lien de l’homme à l’objet, détermine un individu avant tout soucieux de lui- même, prompt à répondre à ses désirs. Le besoin lancinant de consommation enferme l’homme dans une existence qui a pour seule fin la généralisation du consumérisme. Ce besoin est d’autant plus intense qu’il échappe à toute satisfaction effective. Il ne peut d’autant moins parvenir à ses fins que le désir ne connaît pas de limite. Sa nature implique qu’il lui en faut encore et encore. Ceci empêche l’homme de parvenir à ce à 9 Baudrillard Jean, 1986, La société de consommation, Folio essais, page 17. 5 5 quoi il aspire, vivre dans une complétude béate qui s’éternise, et plus modestement trouver le bonheur, car l’objet même du désir, à savoir l’amour de l’infini, destine l’homme à une impuissance qui, tel Sisyphe, lui interdit toute conclusion heureuse de ses actes. L’homme s’est épris d’une illusion, croyant que le bonheur se trouvait dans l’abondance, alors que celle-ci l’enchaîne à un mode de vie qui l’aliène. Cet objet du désir encouragé par la société de consommation engendre un ensemble de comportements et d’attentes qui, comme l’écrit Durkheim dans le Suicide, énerve l’individu au point de le fatiguer, plongeant l’homme dans l’abîme où celui- ci perçoit son vide intérieur. Soumis à un désir qui condamne l’existence à se tromper sur uploads/Philosophie/ dubar 1 .pdf

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