Jean-Louis Marie F. Dubet, Sociologie de l'expérience In: Politix. Vol. 8, N°32

Jean-Louis Marie F. Dubet, Sociologie de l'expérience In: Politix. Vol. 8, N°32. Quatrième trimestre 1995. pp. 172-176. Citer ce document / Cite this document : Marie Jean-Louis. F. Dubet, Sociologie de l'expérience. In: Politix. Vol. 8, N°32. Quatrième trimestre 1995. pp. 172-176. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_32_2097 Lectures DUBET (François), Sociologie de l'expérience, Paris, Seuil, coll. «La couleur des idées», 1994, 273 pages, bibliographie. Avec sa Sociologie de l'expérience, François Dubet s'efforce d'articuler deux réflexions indissociables. L'une est relative aux théories sociologiques contemporaines qu'il enseigne, l'autre, aux fondements intellectuels et méthodologiques des travaux empiriques de recherche qu'il mène. Il nous livre ainsi un ouvrage dense, ambitieux, particulièrement stimulant, qui devrait intéresser les politologues, et cela à plusieurs titres. Partant d'un constat, l'éclatement académique de la sociologie, F. Dubet avance une thèse dont la portée excède très largement les frontières de sa discipline. «Avec l'éclatement de la sociologie, c'est l'image classique de la "société" qui se défait et, plus concrètement, nous observons la séparation des identités culturelles, de la rationalité instrumentale et de l'action politique. L'unité de l'acteur et du système n'est plus concevable quand l'unité fonctionnelle et culturelle des sociétés n'est plus acquise» (p. 14). Sur cette base qui appelle discussion, l'auteur propose une théorie de moyenne portée ; parce qu'il n'est plus possible de proposer une vision unifiée du monde social, il s'agit de «construire la notion d'expérience sociale, notion qui désigne les conduites individuelles et collectives dominées par l'hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l'activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité» (p. 15). Enfin, dans une très forte cohérence avec sa lecture critique d'auteurs «classiques»; F. Dubet explicite la méthodologie de l'intervention sociologique par laquelle il analyse l'expérience sociale et cherche à surmonter la dualité du «sens endogène», produit par l'acteur capable de réflexivité, et du sens construit par le chercheur. Qu'il s'agisse donc du travail sur les cadres de référence hérités, de la dynamique des disciplines et de leurs questions légitimes, ou de l'innovation méthodologique, l'ouvrage de F. Dubet sollicite un approfondissement critique. Comment, tout d'abord, ne pas voir en quoi la description de l'éclatement académique de la sociologie proposée par l'auteur rencontre les constats établis à propos de la science politique ? Comme en écho à P. Favre selon qui «s'agissant de la science politique, que la notion de discipline n'ait pas épistémologiquement de sens, se démontre aisément tant par l'histoire que par l'observation présente» («Retour à la question de l'objet ou faut-il disqualifier la notion de discipline», Politix, 29, 1995, p. 145), F. Dubet décrit la sociologie française contemporaine comme une juxtaposition de paradigmes faiblement connectés et entre lesquels les débats sont rares (p. 52). Le champ sociologique est éclaté. Au-delà de ce constat, peu contestable et somme toute banal, se pose la question de son interprétation. L'auteur la situe hors des seuls limites de l'espace universitaire et de ses enjeux spécifiques. L'éclatement actuel procède d'une remise en cause du modèle de la «sociologie classique» mais ne s'y réduit pas. F. Dubet identifie largement cette sociologie à l'œuvre de Durkheim, Parsons, Elias, ainsi qu'à la présentation de la tradition sociologique proposée par Nisbet. Au cœur de cette pensée il y a une définition de l'action sociale comme «réalisation des normes et des valeurs institutionnalisées dans des rôles intériorisés par les individus [...]. Dans cette perspective, on pose comme une évidence que la société existe et qu'elle est composée d'individus. C'est un système intégré identifié à la modernité, à un État-nation et à une division du travail élaborée et rationnelle. Elle existe aussi parce qu'elle produit des individus qui en intériorisent les valeurs et en réalisent les diverses fonctions» (p. 21). F. Dubet n'ignore pas les limites de sa présentation. Elle vise la commodité du raisonnement, dégage surtout les convergences entre les auteurs en négligeant leurs conflits. L'histoire de la sociologie est brossée, aux dires mêmes de l'auteur, «de façon 172 Lectures plus que schématique, et fort infidèle, Weber, Simmel, Pareto sont largement absents», on pourrait tout autant discuter la lecture qui nous est proposée d'Elias ou de Bourdieu. La notion même d'interdépendance n'est pas évoquée pour le premier, tandis que le concept d'habitus chez le second, dans la lecture de F. Dubet, produit des pratiques étonnamment intégrées. L'idée synthétique, et à ce titre utile, d'une vision sociologique, autrefois prépondérante, dans laquelle «l'acteur est le système«, doit cependant être conservée. Elle aide à prendre la mesure de l'éclatement paradigmatique actuel, expression de l'épuisement de l'idée «classique» de société. Au-delà de cet éclatement, F. Dubet distingue un nouveau principe d'unité : la réflexion sur l'action sociale ; l'idée, selon lui largement partagée aujourd'hui, d'une «distance croissante de l'acteur au système». Il y a eu ainsi une multiplication des paradigmes de l'action (courants inspirés de la phénoménologie, interactionnisme symbolique, ethnométhodologie, analyse stratégique, individualisme méthodologique, etc.). L'enjeu n'est pas qu'intellectuel cependant. «L'éclatement actuel de la sociologie nous informe sur la nature des conduites sociales [...]. L'éloignement de la sociologie classique signifie que la société et l'acteur se séparent [...], que la diversité des logiques de l'action est aujourd'hui devenue le problème le plus crucial de l'analyse sociologique» (p. 89)- II n'y a plus de rationalité totale et unifiante de l'ensemble social. L'action de la sociologie classique se transforme en expérience sociale. On s'achemine ainsi vers le cœur même de l'ouvrage, et son apport le plus original, la sociologie de l'expérience. F. Dubet indique les conditions de recherche qui l'ont amené à retenir la notion, d'abord empirique, d'expérience sociale. Elle s'est imposée à lui «comme étant la moins maladroite pour désigner la nature de l'objet rencontré dans quelques études empiriques où les conduites sociales n'apparaissaient pas réductibles à de pures applications de codes intériorisés ou à des enchaînements de choix stratégiques faisant de l'action une série de décisions rationnelles». Mais, en même temps, ces conduites ne sont pas diluées dans le flux continu de la vie quotidienne, faite d'interactions successives ; elles sont organisées par des principes stables mais hétérogènes» (p. 91). C'est cette hétérogénéité elle-même qui invite à parler d'expérience, l'expérience sociale étant définie par la combinaison de plusieurs logiques d'action. A la fois manière d'éprouver, activité cognitive, manière de construire le réel, l'expérience est selon F. Dubet une combinatoire de trois logiques d'action. Très proche de Weber, l'auteur définit une logique d'action comme une orientation subjectivement visée et une manière de concevoir les relations aux autres. Plus concrètement peut-être, on dira que l'acteur, qu'il soit individuel ou collectif, combine une logique d'intégration, une logique stratégique et une logique de subjectivation. Du point de vue des acteurs il n'existe pas de point central. L'expérience sociale n'est pas unifiée, elle est mouvement et circulation entre les trois logiques d'action analytiquement distinguées comme types purs par le chercheur. Le jeune scolaire, par exemple, cherchera à la fois à être un membre apprécié du groupe constitué par ses camarades de classe, il visera stratégiquement les investissements les plus «payants» dans le «choix» des matières à travailler pour réussir dans un système scolaire qu'il sait compétitif, et enfin il travaillera à se construire comme sujet dans l'affirmation critique de son autonomie et l'accomplissement de ses «goûts». Le sens de l'expérience n'est pas donné, comme il le serait s'il ne s'agissait que de remplir des rôles sociaux. L'identité n'est pas davantage pré-construite. L'un et l'autre procède d'un travail qui constitue précisément l'objet de la sociologie de l'expérience. L'acteur doit produire ce travail parce qu'il n'est pas totalement socialisé. A l'ancienne organisation sociale (la «société»), dispensatrice de valeurs, de normes et de rôles fortement intégrés, s'est substitué un ensemble social sans principe de cohérence interne. «Il est formé par la juxtaposition de trois grands types de système. Le premier est un système d'intégration, ce que l'on a longtemps appelé une «communauté». Le deuxième est un système de compétition, un marché ou plusieurs marchés, la notion de marché débordant ici le seul domaine économique. Le dernier de ces éléments est un système culturel, la définition d'une créativité humaine non totalement réductible à la tradition et à l'utilité» (p. 110). 173 Lectures On a donc chez F. Dubet une conception d'ensemble qui permet d'articuler ce que seule l'analyse peut distinguer comme niveau macro et niveau micro. En effet la thèse centrale est bien la suivante : à chaque logique de l'action (individuelle ou collective) correspond un élément du système qui la détermine. Au fur et à mesure qu'historiquement se séparent les diverses dimensions du système, il y a complexification et éclatement de l'expérience sociale. Parce que l'unité fonctionnelle de la «société» (ou de son image ?) s'éloigne, il y a diversification des logiques de l'action et exigence d'individualisation et de subjectivation. Cette conception d'ensemble dynamique, F. Dubet en trouve l'inspiration chez Daniel Bell (Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979 — 1976 pour l'édition américaine). Il est d'ailleurs intéressant de constater que cet auteur, trop peu lu par les politologues qui semblent souvent le taxer rapidement d 'évolutionniste, trouve lui même son schéma fondamental dans la séparation des sphères uploads/Philosophie/ dubet-f-sociologie-de-l-x27-experience.pdf

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