Revue des Sciences Religieuses La kabbale juive et le platonisme au Moyen Age e

Revue des Sciences Religieuses La kabbale juive et le platonisme au Moyen Age et à la Renaissance Moshe Idel, Cyril Aslanoff Résumé Après avoir montré comment, aux XIIe et XIIIe siècles, la kabbale a retenu l'apport de Platon et refusé celui d'Aristote, l'article s'attache plus précisément au Traité Sefer Yezirah qui souligne le rapport entre les dix séfirots et les vingt-deux lettres de l'alphabet hébreu. C'est alors toute une étude de la théorie des séfirots qui est proposée, avant d'expliquer que, dans la pensée juive du Moyen Age, la théologie négative a deux sources : la philosophie et la kabbale. Citer ce document / Cite this document : Idel Moshe, Aslanoff Cyril. La kabbale juive et le platonisme au Moyen Age et à la Renaissance. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 67, fascicule 4, 1993. Voies négatives. pp. 87-117; doi : 10.3406/rscir.1993.3248 http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1993_num_67_4_3248 Document généré le 03/06/2016 LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME AU MOYEN AGE ET A LA RENAISSANCE I. Raton dans la Kabbale : aperçu. A la fin du XIIe siècle, la pensée juive subit plusieurs changements radicaux. Le néoplatonisme dominant qui s'était exprimé dans l'œuvre de philosophes tels qu' Isaac Israeli, Salomon ibn Gabirol et de façon moins explicite, Moïse et Abraham ibn 'Ezra et Abraham ibn Hiyya perdit sa position dominante en faveur d'un mode de pensée plus aristotélicien comme ceux de Maïmonide et d'Abraham ibn Daoud. Par la suite, la philosophie juive d'Europe se développa sous l'égide de l'aristotélisme maïmonidien. Alors que la pensée de Maïmonide fleurissait, un autre courant commença sa carrière en tant que facteur historique : la Kabbale provençale. C'est en Provence, bastion de ce mouvement à ses débuts, que le Guide des Egarés fut traduit en hébreu et c'est à partir de là qu'il commença à exercer son immense influence sur l'Europe. Mais au même moment la Kabbale provençale mettait l'accent sur les éléments platoniciens des textes philosophiques médiévaux et considérait avec suspicion la version maïmonidienne de l'aristotélisme. La controverse enflammée que suscitèrent les écrits de Maïmonide en Provence et en Espagne se polarisa sur des thèmes non philosophiques à caractère halakhique ou théologique (1). Mais le besoin se faisait nettement sentir d'une alternative à l'aristotélisme maïmonidien ; or la principale et en fait l'unique alternative dans le contexte de la controverse maïmonidienne en Europe n'était autre que la première Kabbale, véritable source de concepts, d'images et de spéculations mystiques et mythiques à caractère néoplatonicien (2). Les premiers kabbalistes accueillirent des idées explicitement rejetées par Maïmonide, mais ils allèrent même jusqu'à se référer au Guide des Egarés pour conférer du crédit (1) A propos de la controverse, voir B. Septimus, Hispano- Jewish Culture in Transition, Cambridge : Havard University Press, 1982, p. 39 et s. p. 147, n. 1 ; Gershom scholem, Origins of the Kabbalah, 393-414. (2) Voir mon « Maimonides and the Kabbalah », in I. Twersky éd., à paraître. 88 MOSHE IDEL aux conceptions platoniciennes activement combattues par Maïmo- nide. Rabbi Ya'aqov ben Chechet, un kabbaliste catalan, écrivait : « Dieu contemplait la Torah (3) et il vit les essence fhavayotj (4) en lui-même, car les essences étaient dans la Sagesse (Hokh- mahj ; et il remarqua qu'elles étaient prêtes à se révéler. J'ai entendu cette tradition au nom de R. Isaac fils de R. Abraham de mémoire bénie (5). Telle était également l'opinion du Rabbi (Moïse Maïmonide), l'auteur du (Livre de la) Connaissance ; il disait qu'en se connaissant lui-même Dieu connaît toutes les créatures existantes (6). Mais le Rabbi exprima son étonnement dans la IIe partie, chapitre 6 du Guide, devant le propos de nos maîtres selon lequel Dieu ne fait rien sans contempler au préalable sa maisonnée (pamalia). Et il cita là le propos de Platon selon lequel Dieu, qu'il soit béni, contemple le monde intelligible et en fait émaner l'émanation (qui produit) la réalité » (7). Ce kabbaliste juxtapose ici deux discussions de Maïmonide : dans le Michneh Torah, Maïmonide présente sa conception qui remonte à Themistius selon laquelle Dieu contient en lui les formes de tous les existants et selon laquelle il les connaît en se connaissant lui- même (8) ; et dans un passage du Guide qui traite d'un autre thème, Maïmonide s'oppose avec véhémence à l'interprétation simpliste du propos rabbinique selon lequel Dieu créa le monde après avoir contemplé le plan de la réalité dans la Torah. Aux yeux du kabbaliste, les deux conceptions sont équivalentes. Et donc il s'étonne de l'inconséquence de Maïmonide qui accepte la première conception et rejette la seconde. Puisque la position de R. Isaac l'Aveugle citée avant l'évocation des positions de Maïmonide est la bonne aux yeux de Ben Chechet, il rejette implicitement la critique de Maïmonide et (3) Cf. Genèse Rabbah I 2 et mon « Les Sefirot au-dessus des Sefirot », Tarbits 51 (1982), p. 265, n. 131 (hébreu). (4) A propos de ce terme, voir G. Scholem, Origins, p. 281 ; M. Idel, « Sefirot », p. 240-249. (5) A propos de cette importante figure de la première Kabbalah, voir G. Scholem, Origins, p. 248. (6) Voir Hilkhot Yesodei Torah II 10. (7) Sefer ha-Emounah ve-ha-Bitahon, ch. 18, éd. C.B. Chavel, Kitvei ha- Ramban (Jérusalem, Mosad ha-Rav Kook, 1964) 2. 409 ; cf. M. Idel, « Sefirot », p. 265-267 ; cf. S.O. Heller- Wilensky, « Isaac ibn Latif - Philosopher or Kabba- list ? », in A. Altmann éd., Jewish Medieval and Renaissance Studies, Cambridge : Harvard University Press, 1967, p. 188-189, surtout la n. 26. (8) Cf. Shlomo Pines, « Some Distinctive Metaphysical Conceptions in Themistius' Commentary on Book Lambda and their Place in the History of Philosophy », in J. Wiesner éd., Aristoteles Werk und Wirkung : Paul Moraux gewidmet, Berlin : De Gruyter, 1987, p. 177-204, surtout p. 196-200. LA KABBALE JUIVE ET LE PLATONISME... 89 il réhabilite la conception platonicienne dont il est question dans le Guide. De son côté, R. 'Ezra de Gérone s'inquiéta d'une éventuelle « erreur d'interprétation » de la conception du Midrach de Maïmo- nide (9). Le passage de Ben Chechet auquel nous reviendrons illustre à quel point les kabbalistes tenaient à exploiter la structure hiérarchique du néoplatonisme comme une médiation entre le domaine divin et le domaine inférieur. A la lumière de ces motivations on comprend pourquoi la théologie transcendante de Maïmonide n'est pas agréée. Concurremment avec l'apparition de la première Kabbale, des thèmes néoplatoniciens exercèrent leur influence sur le mouvement mystique qui se développait dans la théologie ésotérique achkénaze, quoique la recherche moderne ne soit pas encore en mesure de dire par quels canaux ces thèmes y pénétrèrent (10). Les zones géographiques des deux centres d'étude juive dans lesquels le néoplatonisme se refléta ne sont pas éloignées l'une de l'autre. Il est possible que des influences se frayèrent une voie avant que le type achkénaze et le type provençal de mystique juive ne se séparent (11). Mais par la suite les deux mouvements subirent chacun de leur côté des influences néoplatoniciennes. Lorsque la pensée néoplatonicienne se répandit en Espagne, des craintes relatives à ses implications entretinrent une attitude plus négative vis-à-vis de Maïmonide et de sa source Aristote. A partir du xii? siècle, des exemples peuvent être cités d'une critique indirecte des conceptions qui sont adoptées dans le Guide mais qui sont attribuées à Aristote lui-même ou à des maïmonidiens comme Samuel ibn Tibbon(12). Si Epicure était la bête noire des anciens maîtres, c'est Aristote qui, pour les Juifs conservateurs du Moyen Age, représentait la racine des erreurs théologiques. Cette image du Stagirite ouvrit la voie à une réception positive de Platon. Au début du XIVe siècle, nous trouvons une légende ayant trait à l'histoire de la médecine grecque (13) : le kabbaliste italien R. Menabem Recanati y insère le nom d' Aristote : « II y a plusieurs témoignages relatifs à des personnes brûlées par la "voie du glaive tournoyant" et tous étaient des maîtres de l'ancienne philosophie. La plupart de leurs propos étaient (9) Voir mon « Maimonides and the Kabbalah ». (10) Voir G. Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, p. 116-117 de l'éd. en anglais. (11) Voir mes « Sefirot », p. 243 et 280. (12) Voir Georges Vajda, Recherches sur la philosophie et la Kabbale dans la pensée juive du Moyen Age, La Haye, Mouton, 1962, p. 33-1 13. (13) A propos des origines et de l'évolution de cette légende, voir mon « Le Voyage au Pardès », Jerusalem Studies in Folkore 2 (1982), p. 7-16 (hébreu). 90 MOSHE IDEL proches des propos de nos maîtres de mémoire bénie. Et dès lors (depuis la brûlure) ils disparaissaient et Aristote vint avec ses méchants disciples et ils s'écartèrent complètement de la voie de la Torah selon leurs propres spéculations et démonstrations, que les maîtres de la Kabbalah reconnurent comme étant une illusion fahizat 'einayimj » (14). Les anciens philosophes sont anonymes et oubliés à la suite du déluge que représente Aristote, responsable de la ruine de la connaissance. A la fin du premier tiers du XVe uploads/Philosophie/ idel-moshe-la-kabbale-juive-et-le-platonisme-au-moyen-age-et-a-la-renaissance.pdf

  • 23
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager