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Tous droits réservés © Laval théologique et philosophique, Université Laval, 1993 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Document generated on 04/21/2021 6:05 a.m. Laval théologique et philosophique E. Lévinas et V. Jankélévitch: un « grain » de folie et un « presque-rien » de sagesse pour notre temps Simonne Plourde La philosophie française contemporaine Volume 49, Number 3, octobre 1993 URI: https://id.erudit.org/iderudit/400790ar DOI: https://doi.org/10.7202/400790ar See table of contents Publisher(s) Faculté de philosophie, Université Laval ISSN 0023-9054 (print) 1703-8804 (digital) Explore this journal Cite this article Plourde, S. (1993). E. Lévinas et V. Jankélévitch: un « grain » de folie et un « presque-rien » de sagesse pour notre temps. Laval théologique et philosophique, 49(3), 407–421. https://doi.org/10.7202/400790ar Laval théologique et philosophique, 49, 3 (octobre 1993) E. LÉVINAS ET V. JANKÉLÉVITCH : UN « GRAIN » DE FOLIE ET UN « PRESQUE-RIEN » DE SAGESSE POUR NOTRE TEMPS Simonne PLOURDE RÉSUMÉ: On a peu l'habitude de rapprocher E. Lévinas et V. Jankélévitch. Pourtant plusieurs points de convergence permettent d'effectuer un parallèle entre leurs pensées respectives. En plus de montrer que l'éthique est philosophie première pour Lévinas et que la morale n'évite pas le paradoxe chez Jankélévitch, cet article met en dialogue les deux Maîtres à penser pour identifier leurs divergences et leurs convergences. C e siècle avait trois ans, lorsque s'inscrivit dans son histoire la naissance de Vladimir Jankélévitch. Il en avait six quand naquit Emmanuel Lévinas. Originale et vive, la réflexion de ces deux philosophes allait évoluer au cœur des événements, épouser le cours tourmenté d'un xxe siècle qui progressait en même temps qu'eux. Toute philosophie se ressent du climat dans lequel elle surgit. La leur devait, en sourdine, laisser ouïr le timbre des guerres, du stalinisme, du nazisme, d'Auschwitz, la terrible haine de l'autre homme... À l'instar des êtres humains en quête de leur nouvelle identité dans un univers perturbé, la philosophie du xxe siècle a cherché sa position et son discours. À la suite de Lévinas, il lui a fallu quitter le lieu grec du Même et de l'Un vers ce qui n'est peut-être pas un lieu, mais plutôt « une respiration, vers une parole prophétique1 », qui remonte, par-delà le temps, jusqu'à l'originel immémorial. Dans la foulée de Jankélévitch, elle a dû réenvisager les vertus démodées de sincérité, de désintéressement, de sacrifice, de courage, etc., et démêler l'écheveau existentiel du conflit des valeurs. Deux philosophies in-quiétantes, in-confortables, qui, chacune à leur manière, avec leur style propre, l'un empreint de poésie et émaillé d'hyperboles, l'autre brillant, enjoué et inimitable, nous signifient que la quiétude d'une bonne conscience n'est 1. Jacques DERRIDA, L'écriture et la différence (Points Littérature, 100), Paris, Seuil, 1967, p. 122. 407 SIMONNE PLOURDE plus, si elle l'a déjà été, un lieu de tout repos, mais un refuge illusoire et irresponsable. Dans leur trame serrée, je ne pourrai suivre que quelques fils en relief, laissant, faute d'espace, imaginer le tissu entier. Mon propos est d'instaurer entre elles un dialogue. Nous verrons, d'une part, comment l'éthique est philosophie première pour Lévinas, et d'autre part, comment la morale n'évite pas le paradoxe chez Jankélévitch. Dans une troisième partie nous dégagerons les divergences et les convergences de ces deux philosophies. I. L'ÉTHIQUE, PHILOSOPHIE PREMIÈRE Deux guerres mondiales ont, entre autres, détraqué le cours du xxc siècle. Comment l'oublier, surtout si l'on est juif? La pensée de Lévinas porte les stigmates de ce qui fut un cauchemar pour des millions d'êtres humains. Dans la préface à Totalité et Tnfini, le philosophe ne peut s'empêcher den discourir et d'affirmer que la guerre rend la morale dérisoire. La conscience morale répugne, en effet, à supporter le regard railleur de la politique qui utilise toutes les stratégies pour gagner la guerre, épreuve de force, et y implique les individus en faisant miroiter l'eschatologie d'une paix définitive. Mais la paix des empires vainqueurs repose elle-même sur la guerre. Comment sortir d'une escalade tautologique ? À l'eschatologie illusoire de la paix, Lévinas en oppose une autre — prophétique — qui brise le cercle de la totalité des guerres et des empires, où l'on ne parle que par les armes, et rend la parole à ceux qui aspirent à une paix fraternelle. Il donne du coup la priorité à l'éthique sur le politique. La démarche peut sembler bien naïve. Que peut la conscience individuelle contre le cercle infernal des guerres ? Et pourtant ! La racine première de tout conflit ne se trouve-t-elle pas dans les revendications des individus eux-mêmes, au nom de leur égoïsme personnel, de leurs ambitions ou même de leur salut? S'il en est ainsi, il faut opposer à « l'objectivisme de la guerre une subjectivité issue de la vision eschatologique2». Ce détour par la relation d'altérité permettra un retour réfléchi à la politique par l'introduction de la notion du tiers. 1. Une « vision » sans image. Le caractère novateur de la pensée lévinassienne se manifeste dans la distance qu'il sut prendre très tôt vis-à-vis la phénoménologie allemande. Imitant la démarche husserlienne de Vépoché, qui, pour en constituer le sens, ramène le réel à l'intérieur d'une conscience autonome et souveraine, E. Lévinas opère à rebours le mouvement d'une intentionnalité transcendantale qui, cette fois, n'offre plus la structure noèse- noème. Optique inédite, in-ouïe, l'éthique établit une relation avec l'absolument autre, en respectant son absolue extériorité. Sa force de rupture marque la mise en question de la phénoménologie husserlienne et de l'ontologie heideggerienne ; et, à travers celles-ci, de toute philosophie qui se préoccupe avant tout de compréhension et de dévoilement de l'être, de conatus essendi. L'immanence vole en éclats. L'être, absorbé 2. Emmanuel LÉVINAS, Totalité cl Infini. Essai sur l'extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1980, p. XIV. 408 E. LEVINAS ET V. JANKELEVITCH par le souci d'une existence angoissée de son être, est dérangé dans son train d'être, irrémédiablement. Pourquoi ce retournement singulier ? Là réside le génie d'Emmanuel Lévinas. À partir de l'idée cartésienne de l'infini, le philosophe a compris que la pensée ne peut, dans la représentation qu'elle s'en fait, contenir ce qui ne peut être contenu. Autrui est cet infini qui se dérobe aux prétentions du concept, cette extériorité absolue dont l'épiphanie interrompt la jouissance moïque, cette transcendance qui échappe au cogito en train de le thématiser. Pour Lévinas, le terme de l'intentionnalité n'est pas un objet, mais un infini qui surgit dans un irréfutable face à face. La vision est sans image, dépourvue des capacités objectivantes de la vision, une « optique » sans intermédiaire, directe, c'est-à-dire une relation éthique de responsabilité à l'égard d'autrui. Il ne s'agit ni de comprendre ni de posséder, mais de se sentir responsable : L'épiphanie d'autrui est ipso facto ma responsabilité à l'égard d'autrui : la vision d'autrui est d'ores et déjà une obligation à son égard. \Joptique directe — sans médiation d'aucune idée — ne peut s'accomplir que comme éthique3. 2. Une triade au cœur de l'intrigue éthique. Si Lévinas emprunte à Descartes l'expression « idée de l'jnfini », c'est qu'elle lui semble le terme le moins inadéquat pour traduire la transcendance absolue. Il faut souligner chez Lévinas la présence d'une ambiguïté dans l'utilisation du terme « infini ». En faisant sienne l'expression, le philosophe désigne-t-il Dieu, comme chez Descartes ? D'une part, en effet, ce terme désigne bien l'Absolu et le Parfait, Celui pour lequel Lévinas a créé le néologisme «Illéité», Celui que, dans ses ouvrages récents, il identifie de plus en plus avec Dieu. Mais, d'autre part, il signifie plus couramment l'autrui humain, celui qui, sans être l'image de Dieu, se tient dans la trace de l'Illéité. Ces deux infinis sont à la fois liés et déliés, séparables et inséparables. L'ambiguïté du mot « infini » se retrouve au cœur de l'expression « l'éthique est une optique4 ». Car Lévinas écrit aussi : « L'éthique est l'optique spirituelle5. » Si Dieu est inimaginable, commente-t-il, il n'est pourtant pas inaccessible. Mais le seul chemin qui mène à Lui, c'est celui de la justice, c'est-à-dire l'accueil du Visage. La réalisation d'une société juste, celle où l'âme (l'esprit) n'est pas avant tout une exigence d'im- mortalité, mais une « impossibilité d'assassiner6 », est de soi une relation avec le divin, de telle sorte que le philosophe peut en même temps affirmer : 3. Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, p. 103-104. C'est nous qui soulignons. Remarquons que l'affirmation « l'éthique est une optique» se trouve chez Lévinas dans son premier grand ouvrage, Totalité et Infini, et dans les publications de cette époque. L'expression disparaît par la suite. Le vocabulaire ayant évolué en même temps que la pensée, c'est le mot « retournement » qui signifie la réalité visée par l'expression abandonnée, c'est-à-dire l'accueil du visage. uploads/Philosophie/ e-levinas-et-v-jankelevitch-un-grain-de-folie-et-un-presque-rien-de-sagesse-pour-notre-temps.pdf

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