POURSUIVRE LE DIALOGUE DES LIEUX Entretien avec Fabien Eboussi Boulaga, réalisé
POURSUIVRE LE DIALOGUE DES LIEUX Entretien avec Fabien Eboussi Boulaga, réalisé par Nadia Yala Kisudiki Collège international de Philosophie | « Rue Descartes » 2014/2 n° 81 | pages 84 à 101 ISSN 1144-0821 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2014-2-page-84.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie. © Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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On citera, entre autres, La Crise du Muntu (1977), Christianisme sans fétiche (1981) et dernièrement L’Affaire de la philosophie africaine. Au-delà des querelles (2011) . Nadia Yala Kisukidi : J’aimerais partir de votre livre de 1981, Christianisme sans fétiches, Révélation et domination. Autour de ce texte, vous avez eu des positionnements théologiques, philosophiques, politiques, qui vous ont amené à rompre avec la mission, avec un certain christianisme missionnaire en Afrique. Pourriez-vous revenir sur ces positionnements ? Quelles étaient leurs lignes de force ? En quoi ces positionnements donnaient-ils corps à ce « désir d’attester une humanité contestée ou en danger […] qui exclut la violence et l’arbitraire » en Afrique, et pouvant, à ce titre, « bouleverser » les champs de la pratique et du savoir 1, pour reprendre les premiers mots de La crise du Muntu ? Fabien Eboussi Boulaga : Je vous dirai, d’abord et très simplement, que s’il y a eu débat, c’est avant tout avec moi-même, pour clarifier des idées, des Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.84.90.120 - 25/07/2020 03:08 - © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.84.90.120 - 25/07/2020 03:08 - © Collège international de Philosophie PAROLE | 85 positions, des phénomènes comme la religion, l’État, dans lesquels nous étions impliqués en vertu de la colonisation, de la mission. Nous sommes de cette période où les Africains, ayant été engagés dans des institutions, dans une histoire dont ils n’avaient pas l’initiative, dont ils étaient des métèques ou des clandestins, s’interrogent sur le sens à donner à cela qui est là et qui est advenu. Peut-être pas afin de le détruire ou de le dénier, mais de lui donner un sens, d’en faire quelque chose de sensé, de l’inscrire dans la trajectoire de leur propre recherche de sens. Certes, ce mot est un peu galvaudé : il faudrait plutôt dire « dans la trajectoire de la prise en main de leur propre destin ». Voilà un peu le contexte général. Il s’agissait donc moins de polémiques contre ceci ou contre cela, que d’engager une discussion sur tout ce qui justifiait ou non notre état de gens qui reçoivent sans pouvoir disposer de ce qu’ils reçoivent. Ces questionnements ont traversé mes réflexions d’hier et d’aujourd’hui. Ils reviennent à cette question : que faire de ce qu’on a fait de nous, ou de ce qu’ont fait de nous les entreprises des autres, nos interactions entre nous et avec d’autres ? Que faire des altérations intentionnelles ou non voulues, qui sont de façon équivalente une transformation de notre système de relations internes et externes ? Comment faire quelque chose avec ce qui paraît d’une évidence apodictique comme l’État ? Quel sens crédible, pour soi-même, donner au christianisme dans lequel on se trouve ? Comment en parler sans être un simple écho sonore comme peut l’être un subalterne, un « dépendant », sans conforter son statut d’assujetti et le discours dominant ou celui des dominants ? Les lignes de force d’un tel position- nement s’organisent autour d’un travail sur soi, d’une exigence de véracité, d’effectivité sociale selon les contraintes d’une rationalité topologique ou de position qui implique la réciprocité des perspectives, et les dialogues de lieux – en ce que chacun est « partie totale » du monde (terre) ou de l’univers sensé. Ces détours me permettent de répondre plus directement à votre question qui prend pour départ Christianisme sans fétiche avec les positionnements que vous lui associez. La démarche consiste à apprendre à la mouche que nous sommes ou que je suis à sortir du piège à mouches ou, pour rester en compagnie de Wittgenstein, à défaire patiemment les nœuds que fait notre discours chrétien, Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.84.90.120 - 25/07/2020 03:08 - © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.84.90.120 - 25/07/2020 03:08 - © Collège international de Philosophie FABIEN EBOUSSI BOULAGA 86 | quand il n’est pas tenu par nous à la première personne, comme partie de notre expérience, par sa mise en ordre, sa reprise. L’important n’est pas position- nement pour ceci ou pour cela, ni de croire autre chose ou le contraire, mais de croire autrement, non juste l’opposé des dogmes ou des partis pris adverses. Tout est dans la manière. L’adage populaire disant que : « la manière de donner vaut mieux que ce qu’on donne » a été pris totalement au sérieux dans l’ouvrage. Il a suffi de le compléter en ajoutant Dieu. La manière de donner (et de recevoir) vaut mieux que ce qu’on donne, même si cela est Dieu que l’on donne (ou reçoit). La manière pose et résout les problèmes autrement que selon la logique binaire du oui ou du non, du vrai ou du faux… N. Y . Kisukidi : Qu’est-ce que cela implique pour votre pratique de la philosophie, et/ou pour la production de significations engagée par tout discours dans le champ du savoir ? F. E. Boulaga : Déjà dans La Crise du Muntu, je termine la préface comme suit : « L’ouvrage porte au-delà de son lieu de naissance : sa méthode pourrait s’appliquer à d’autres territoires et il indique comment faire sien le langage de l’autre. Est-il philosophique ? Ne l’est-il pas ? Libre à chaque lecteur d’en décider. Il nous suffit d’avoir fait acte de penser et de lucidité 2 ». Cette préface est publiée en 1977 ; cette posture n’est donc pas opportuniste. J’ai toutefois une idée de ce que n’est pas le philosophe, mais je n’ai pas d’idée positive de ce qu’il est, de ce qu’il peut être aujourd’hui. Cette idée ne renvoie pas, en tout cas, à celle de l’enseignement de la philosophie – apprendre les concepts, faire une dissertation – où le philosophe n’est qu’un fonctionnaire d’État, qui détaille l’idéologie de ce système. Je ne me suis jamais senti lié à la corporation des philosophes. Je ne suis pas un philosophe « professionnel », un fonctionnaire de la philosophie, de sa tradition et de sa vérité. Je peux ainsi m’amuser comme individu dans une fantaisie satirique comme « Les ventri- loques », sans quelque obligation de réserve, de peur de porter atteinte au « sérieux » de la philosophie. J’ai enseigné la philosophie pour avoir un gagne-pain, une insertion sociale. Après cela ou entre-temps, j’ai fait des choses que les gens relient à la Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.84.90.120 - 25/07/2020 03:08 - © Collège international de Philosophie Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 186.84.90.120 - 25/07/2020 03:08 - © Collège international de Philosophie PAROLE | 87 philosophie. Je caractérise ma pratique comme une façon de participer à la conversation commune et aux « débats citoyens ». Je participe à la conversation générale, persuadé que la philosophie n’a pas d’objet spécifique ou propre. Elle est dans la manière d’ouvrir les questions et les opinions des autres et de soi- même à l’échange, à la confrontation, à l’interaction et à l’œuvre commune de la production, de la protection, de la promotion et de la diffusion de l’humain. Le lieu de la philosophie est lieu commun constitué par les événements, par ce qui se passe, par ce que les uns et les autres évaluent, prescrivent, louent ou blâment, proposent ou interdisent, dans le présent. Une telle pratique peut donc se comprendre comme une reprise de l’idée des Topiques d’Aristote, en quoi se ramène sa philosophie se faisant, son philosopher (in actu exercito). Elle n’a pas d’objet, prenant sa matière autant que son essor dans ce qui se discute uploads/Philosophie/ eboussi-boulaga.pdf