131 Échelles et raisons d’agir dans la conception architecturale Dominique Rayn
131 Échelles et raisons d’agir dans la conception architecturale Dominique Raynaud Laboratoire Philosophie, Pratiques & Langages – PPL Université Grenoble Alpes, France dominique.raynaud@univ-grenoble-alpes.fr Mots-clés Conception architecturale Echelles Schèmes Raisons d’agir Keywords Architectural design Scales Schemes Reasons-to-act 132 Sciences du Design — 05 — Mai 2017 Résumé Cet article compare les modèles explicatifs en architecturologie et en philosophie analytique de l’action, l’une et l’autre postulant l’existence d’actions finalisées. Cette similitude pose la question de l’identité des échelles de réfé rence et des raisons d’agir. On montre que les échelles sont un sous-ensemble des raisons d’agir. Ce résultat a deux conséquences : 1. Le pouvoir explicatif des raisons d’agir est supérieur à celui des échelles de référence. 2. Raisons d’agir et échelles de référence ont un intérêt pour l’explication ex post du travail de conception. D’où l’orientation de l’« opératoire pur » défendue ici, qui consiste à abandonner les raisons d’agir aux concepteurs pour se concentrer sur la description des opérations de conception par des schèmes d’action. Abstract This paper compares the explanatory models in architecturology and analytic philosophy of action that both postulate the existence of willful actions. This likeness questions to what extent architectural reference scales are identical to reasons-to-act. It is shown that the scales are a subset of the reasons-to-act, and this result has two effects : 1. The reasons-to-act have greater explanatory power than the reference scales. 2. Reasons-to-act and reference scales are helpful for the ex post explanation of the design work. Hence the position of « dynamic design » advocated here, which involves aban doning the reasons-to-act to the designers and focusing on the description of design operations through action schemes. Face à la multiplication des secteurs recourant à des concepteurs (du design industriel au design numérique) et à celle des approches (ergonomique, économique, communicationnelle, écologique, etc.) de la conception, cet ar ticle s’interroge sur le coeur ou « part commune » des activités de conception. Celle-ci suggère tout à la fois l’unité des sciences de la conception et l’approche internaliste des processus de conception. Le postulat d’unité se justifie par le fait que toutes les activités de concep tion naissent d’un socle commun impliquant le dessin (disegno) et l’attribution de formes dimensionnées à un objet conçu, qu’il s’agisse d’architecture, d’in génierie ou de design. (Dans cet article, nous nous limiterons à la conception architecturale.) L’approche internaliste se justifie par le fait que le coeur du travail de conception est une activité de type cognitif. Les auteurs qui représentent cette approche (Prost 1995 ; Boudon et al. 1992, 1994, etc.) définissent le domaine de la conception ainsi : 1. priorité du virtuel sur le réel : durant la phase de conception, l’édifice est réduit à un jeu d’hypothèses, ce qui lui confère la propriété d’être un objet aisément révisable à peu de frais. 2. Priorité des processus sur les états : du point de vue de l’approche inter naliste, l’édifice n’existe pas en soi mais seulement en tant que résultat d’un processus de conception et de construction. 3. Priorité des actions humaines finalisées : les hypothèses architecturales sont le produit de volitions définies a minima par les contraintes du projet (Boudon et Deshayes, 1997). 133 Sciences du Design — 05 — Mai 2017 La comparaison des cadres explicatifs des sciences de la conception et de la philosophie analytique de l’action, à laquelle est consacrée cet article, nous paraît à même de contribuer à identifier le « noyau commun de connais sances » (Simon 1974, p. 101) impliquées par toutes les activités de conception. Ainsi, le second et le troisième postulats évoquent immédiatement le cadre de la philosophie analytique de l’action, orientée par la même attitude anti-essentialiste à l’égard de l’action. Le premier postulat lui est moins familier car la philosophie analytique étudie plutôt la praxis que la poïesis. Les actions de conception sont des actions virtuelles qui ont seulement une influence in directe sur l’espace réel (si l’architecte veut percer une baie, il ne lui incombe pas d’évacuer les déblais). L’isomorphisme entre espace réel et espace virtuel confère aux actions virtuelles la propriété de simuler les actions réelles qui existeront si les travaux sont ordonnés. Cette décision rendra alors les consé quences de ces actions virtuelles réelles (si la baie est percée, le maçon devra évacuer les déblais). De son côté, la philosophie analytique de l’action ne manque pas de souligner son intérêt pour les travaux relevant des disciplines connexes. Renée Bilodeau admet ainsi que « L’intérêt de la théorie de l’action déborde le domaine de la phi losophie de l’action à proprement parler […] Elle est directement perti nente pour la philosophie des sciences sociales, voire pour les sciences sociales, car jusqu’à présent la majorité des théories développées dans ces disciplines se donnent pour objectif de rendre compte de l’action des individus ou des groupes d’individus » (2000, p. 190). Ce diagnostic vaut aussi des sciences de la conception qui traitent d’ac tions finalisées, individuelles ou collectives. Il existe donc assez de similitudes pour clarifier le statut de la conception à la lumière des raisons d’agir étudiées en philosophie analytique de l’action. 1. — Expliquer l’action 1.1. Selon la philosophie analytique de l’action La philosophie analytique de l’action emploie toujours le terme d’action dans le sens de « mouvement intentionnel » 01. Si l’action est intentionnelle, on peut se demander : « Pourquoi tel agent a-t-il fait telle action ? » La réponse révèle les raisons d’agir (Davidson, 1982 ; von Wright, 1991 ; Bilodeau, 2000) : « On explique une action en répondant à la question de savoir pourquoi elle a été accomplie […] Ceci vaut pour toutes les explications d’actions […] Je me limiterai ici au type d’explication – que j’appellerai explication par compréhension (verstehende Erklärung) – où l’on explique ou comprend une action sur la base de la supposition qu’elle est due à certaines raisons ou à certains motifs » (von Wright, 1991, p. 01). Les raisons d’agir peuvent revêtir des statuts différents. Davidson, Searle ou Føllesdal qui adoptent une approche causaliste pensent que les raisons d’agir sont causes de l’action 02. Ils supposent qu’un contenu mental « pousse » l’agent à agir, et qu’il existe un accord entre l’agent et l’observateur dans la description des raisons d’agir. Wittgenstein, Melden ou von Wright, qui adoptent une approche herméneutique, considèrent que les raisons sont des 01. Davidson appelle « action tout ce qu’un agent fait intentionnelle ment » (1982, p.5 ). Searle note qu’« il n’y a pas d’action sans intention » (1985, p. 105). 02. Le premier Davidson soutient que « la rationalisation est une espèce d’explication causale » (1982, p.3 ). De même, Searle écrit : « l’intention doit exercer un rôle causal sur l’action » (1985, p. 110, 324). 134 Sciences du Design — 05 — Mai 2017 rationalisations ex post. L’aspect causal des raisons est effacé au profit de leur caractère signifiant 03 ; l’accord entre l’agent et l’observateur est alors contingent. L’action possède ici un caractère rationnel du seul fait qu’elle peut être comprise (Bilodeau, 2000, p. 195). La théorie de Davidson offre une perspective de réconciliation des deux approches : les raisons et causes constitueraient deux descriptions acceptables des actions. On a clarifié la théorie de l’action en énonçant les éléments sus ceptibles d’être des raisons d’agir. Une action ne peut être comprise que si l’on peut restituer les attitudes cognitive et conative de l’agent. L’ attitude cognitive est formée par les « croyances » (connaissances, perceptions, etc.) sur lesquelles se fonde l’action. Si je veux prendre le train, je dois mobiliser des connaissances (les billets sont payants, certains trains sont à réservation obligatoire…) qui sont essentielles pour le succès de l’action : elles me suggèrent de composter un billet classique vs. de ne pas composter un billet électronique. L’ attitude cognitive est quant à elle composée des « pro-attitudes » (intentions, souhaits, volitions, désirs, etc.) Si je me rends à la gare, ce n’est pas sans raison : c’est que je dois participer à un congrès. Connaissances et intentions constituent l’explication de l’action. « Donner la raison pour laquelle un agent a agi, revient à nommer la pro-attitude (a) ou la croyance (b) qui s’y rapporte, ou les deux : appelons ce couple la raison primaire pour laquelle l’agent a agi » (Davidson, 1982, p. 4) 04. La philosophie analytique explique l’action par des « raisons » : connaissances (éléments cognitifs) et pro-attitudes (éléments conatifs). L’action étant l’explanandum, les raisons d’agir sont prises comme explanans. 1.2. Selon l’architecturologie Partant du fait incontournable que concevoir un bâtiment consiste à lui donner une taille, l’architecturologie se propose d’interroger les modalités d’attribution des mesures à l’espace, au moyen de l’échelle « entendue comme “pertinence de la mesure” » (Boudon, 1992, p. 171). La mesure d’un espace est pertinente si elle répond à ce que l’on attend d’elle. Mais comme le concep teur peut attendre beaucoup de choses d’une mesure, la notion d’échelle se décline en échelles particulières. L’architecte utilise une vingtaine d’échelles pour déterminer la pertinence de la uploads/Philosophie/ echelles-et-raisons-dagir-dans-la-concep.pdf
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- Publié le Dec 29, 2021
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