1 HERMENEUTIQUE, LANGAGE ET VERITE Pascal Engel paru dans Studia Philosophica,

1 HERMENEUTIQUE, LANGAGE ET VERITE Pascal Engel paru dans Studia Philosophica, 1998, 57, 118-131 1.Philosophie herméneutique et philosophie analytique Dans son article « “Logique herméneutique”» Paul Ricoeur, en présentant les grandes lignes de la tradition herméneutique au XXème siècle — chez Dilthey, puis Heidegger, Gadamer, Habermas et Apel — montre comment cette tradition est passée du problème de la compréhension du sens à celui de sa “pré- compréhension”, dans le Dasein chez Heidegger, puis dans le langage et la tradition chez Gadamer: “Avec Gadamer, la certitude du sens précède encore l’interrogation sur le comprendre: la beauté de l’oeuvre d’art m’a déjà saisi avant que je la juge, la tradition m’a déjà porté avant que je la mette à distance, le langage m’a déjà enseigné, avant que je le maîtrise comme système de signes disponibles. De toutes manières l’appartenance au sens précède toute logique du langage. C’est pourquoi l’herméneutique est finalement une lutte contre la compréhension de ce qui a toujours été déjà compris, soit que la précompréhension procède des confusions véhiculées par la métaphysique (confusion entre l’étant que nous sommes et les 2 étants subsistants et manipulables, confusion de l’être en tant qu’être avec un étant suprême dans l’onto-théologie, méconnaissance de la différence ontologique entre être et étant) soit que la mécompréhension procède de l’objectivation et de l’aliénation méthodologique.” (Ricoeur 1986,p.213) L’autre tradition contemporaine majeure en philosophie, celle de la philosophie analytique, de Frege à nos jours, semble au contraire, comme le note Ricoeur, s’être concentrée sur deux questions: l’une est celle du critère de distinction entre le sens et le non-sens dans le langage (quels sont les énoncés qui sont doués de sens, et selon quels critères, et quels sont ceux qui sont dépourvus), l’autre est celle de la compréhension du sens (comment comprenons-nous un langage en général). La première question conduit à des critères de démarcation de ce qui est métaphysique et de ce qui ne l’est pas, alors que la seconde entreprend une analyse positive des conditions du sens. Si l’on fait abstraction de la “naiveté” anti-métaphysique qu’une bonne partie de la tradition analytique à ses débuts (dans le positivisme) a manifesté dans l’espoir de produire des critères d’exclusion des énoncés métaphysiques réputés être des non-sens par rapport à des énoncés “biens formés” scientifiques — qui est une naîveté parce qu’elle a précisément échoué à produire les exclusions en question— il y a, sans nul doute, un point de convergence, souvent notée, entre la démarche heideggerienne de critique de la métaphysique et de l’onto-théologie, et celle des philosophes analytiques. Dans la mesure où la métaphysique fut, à un moment, une sorte d’ennemi commun de Heidegger et de Carnap, on peut dire que les deux traditions ont, sur ce point, convergé. La différence entre les deux traditions tient plutôt à la réponse que les philosophes de tradition herméneutique ont apportée à la seconde question, positive, celle des conditions du sens et de la compréhension dans le langage. Car alors que les “herméneuticiens” ont défendu l’idée qu’il ne pouvait pas y avoir de théorie, en un sens scientifique ou quasi scientifique, de la compréhension du 3 langage et de la nature du sens— précisément parce que le sens est toujours déjà “précompris”, les “analytiques” semblent avoir poursuivi l’idéal d’une telle théorie, qui pourrait, en quelque sorte, délimiter la nature de la compréhension de l’extérieur, en se plaçant du point de vue d’un locuteur qui serait supposé ne pas comprendre son langage ni celui de sa communauté, et dont on pourrait, ensuite, analyser les capacités qui seraient constitutives de cette compréhension dans son exercice “normal”. Les exemples de ce type de démarche, au sein de la tradition analytique, sont nombreux: ils vont des efforts prodigués par les positivistes pour essayer d’articuler les conditions de vérification des énoncés qui les rendraient sensés (et par conséquent le “critère de signification”) à ceux de philosophes qui, comme Quine et Davidson, ont essayé de formuler les conditions du sens à partir des données d’une situation de “traduction radicale” dans laquelle le sens n’est pas compris pour aller vers les conditions de la traduction “normale” (où un locuteur comprend son langage et celui d’autrui). Le même présupposé selon lequel le sens et la compréhension peuvent être analysés de l’extérieur se retrouverait encore dans les orientations “naturalistes” et “cognitivistes” des philosophes mentalistes contemporains, qui, à la suite de Chomsky et de Fodor, ont élaboré des conceptions psychologiques de la signification “mentale”, dont la signification linguistique serait dérivée.1 Sur ce point, la tradition analytique semble, aux yeux des philosophes de l’herméneutique, coupable d’un naïveté au moins aussi suspecte que celle qui consistait à tracer une ligne de partage entre sens et non- sens, entre métaphysique et science, puisque sa démarche vise à tenter de trouver les conditions objectives du sens et de la compréhension dans des conditions naturelles (psychologiques, comportementales, physiques), alors que toute la démarche herméneutique vise à montrer au contraire que de telles conditions sont 1 En ce sens, comme l’a noté Charles Taylor, la philosophie du langage analytique semble ressusciter les conceptions naturalistes de la sigification et du mental de l’âge des Lumières, comme celle de Condillac, qu’avaient critiquée des auteurs comme Herder. cf. l’article de Taylor “Theories of Meaning”(1976) in Taylor 1992. J’ai commenté ce texte dans Engel 1988 4 impossibles à établir: si le sens est déjà pré-compris, dans le Dasein, dans la tradition ou dans la culture, il n’y a pas moyen de se situer au dehors de la sphère du sens pour montrer comment elle se construit. Le sens est déjà constitué, les conditions de la compréhension sont déjà réunies, avant même qu’on puisse se demander ce que c’est que comprendre. C’est l’une des versions du “cercle herméneutique”, et c’est l’ignorance de cette nécessité d’aborder le sens à partir du sens qui conduit les philosophes analytiques à une naïveté qui n’est pas sans rappeler celle des Aufklärers , qui rejetaient le préjugé et la tradition au nom de la vérité et de la pensée claire. Le naturalisme même des philosophes analytiques contemporains rappelle celui des penseurs des Lumières. Pour la même raison, Dilthey, dans son combat contre ce que nous appellerions aujourd’hui la “naturalisation ” des sciences humaines, insistait sur l’idée que les sciences historiques ne peuvent pas espérer aborder scientifiquement les couches de sens que nous fournit l’histoire, et que seul un processus de compréhension interne du sens historique pouvait nous les faire ressaisir. On retrouverait sans doute aussi dans l’anhistoricisme des philosophes analytiques la même méprise: ils prennent l’histoire de la pensée de l’extérieur, à partir d’un socle anhistorique, et oublient que l’histoire elle-même (Historie) est dans une condition historique (geschichtlich) qui fait que même quand on se penche sur elle, on est exposée à elle, et qu’il est aussi vain de vouloir ressaisir le passé à partir du présent que de penser le présent indépendemment du passé, de manière objective. Il est possible de généraliser toutes ces critiques— implicites ou explicites— que l’herméneutique adresse à la philosophie analytique, en opposant les attitudes que les deux traditions ont eues à l’égard de la notion de vérité. Pour l’herméneutique— et la phénoménologie dont elle est issue— la possibilité d’articuler un discours vrai — sur le monde, comme dans la science de la nature, mais aussi sur l’histoire, les pratiques humaines et le sens en général— n’est pas, pour reprendre la distinction de Gadamer, affaire de découverte de la bonne méthode pour y parvenir, comme si la connaissance et la 5 réalité étaient dans un rapport d’extériorité et d’adéquation mutuelle— mais affaire de ressaisie des conditions antérieures à la vérité et à la méthode même. Ces conditions résident dans un accord ou une entente préalable à partir desquelles tout accord de nos énoncés ou de nos théories avec la réalité peut être possible. Ce n’est qu’au sein de l’univers ouvert par la “tradition” et le “préjugé” que la “fusion des horizons” est possible. Ce qu’on peut exprimer ainsi: la vérité, comme le sens, présuppose la vérité. Comme le dit Ricoeur au sujet de Gadamer: “Toute compréhension du monde…y apparaît conditionnée par une pratique langagière commune .” (ibid. p.190) C’est dans une dialectique entre le sens précompris dans la tradition et le sens compris par l’enquête historique que peut s’effectuer la saisie du sens et de la vérité. C’est en ce sens que l’herméneutique a, comme le dit Gadamer, un caractère “universel”, et non pas simplement limité à l’interprétation des textes historiques. Comme le note Ricoeur, il serait abusif cependant d’opposer simplement les deux traditions, en supposant que l’ensemble de la tradition analytique a souscrit à de telles visées objectivantes sur la nature du sens et de la vérité, et que l’ensemble de la tradition herméneutique a souscrit aux idées heideggeriennes et gadameriennes. Dans la première des auteurs comme Dray, Danto, et Von Wright par exemple, ont été sensibles à des doutes semblables à ceux que l’herméneutique a pu soulever au sujet du positivisme, et dans la seconde des auteurs comme Habermas et Apel ont cherché à réconcilier certains principes herméneutiques uploads/Philosophie/ engel-hermeneutique-langage-et-verite 1 .pdf

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