1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO Table ronde thématique: Les origines
1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO Table ronde thématique: Les origines de la création : « regards croisés du philosophe et du scientifique » Origine et Création Michel Bitbol Introduction Mon but est de montrer comment certaines conceptions des origines appellent inévitablement les idées de création et de créateur, tandis que d’autres conceptions sont capables de s’en passer. Les unes désignent derrière toute nouveauté, ou simplement derrière tout phénomène relevant des domaines physique, biologique ou mental, une source productrice hétéronome. Les autres cherchent à faire correspondre à chaque nouveauté ou à chaque fait un processus de différenciation autonome, sans source ni production, supposant plutôt le co-surgissement et la co-production de deux ou plusieurs termes dialectiquement opposés. Les premières supposent une dissymétrie du principe et de ses conséquences, tandis que les secondes établissent une complète symétrie entre des termes qui se différencient et se définissent mutuellement. Fondement et cause La distinction classique entre origine et commencement, entre justification rationnelle et source temporelle d’un phénomène, ne recouvre que partiellement le clivage évoqué entre hétéronomie et autonomie d’une production. Car, si l’origine rationnelle d’une certaine occurrence physique, biologique, ou mentale, est donnée comme son fondement, une dissymétrie du même genre que celle de l’avant et de l’après s’impose. Exactement autant qu’il y a dissymétrie entre le commencement dans le temps et les événements qui le suivent, il y a dissymétrie entre un fondement et ce qu’il fonde. Le fondement est logiquement premier, comme le commencement est chronologiquement premier. Il n’aurait pu exister aucun événement consécutif sans commencement, mais il peut y avoir eu un commencement sans que tel événement particulier se produise. De même, il n’aurait pas existé d’occurrence fondée sans fondement, mais il peut y avoir un fondement sans que toute occurrence susceptible d’être fondée par lui le soit effectivement. Ce genre de dissymétrie à double aspect, temporel et logique, est isomorphe, remarquons-le, à celui qui sous-tend le concept de cause. Une cause, dit-on, est nécessairement antérieure à son effet. Mais il n’est pas obligatoire qu’elle lui soit antérieure sur le plan chronologique. Elle peut lui être antérieure sur un plan logique, ou plutôt pragmatique. Supposons que soient systématiquement associés deux événements A et B, pouvant être consécutifs ou simultanés. Si, lorsque nous empêchons A de se produire, B ne se produit pas, mais qu’à l’inverse l’empêchement de B n’exclut pas l’occurrence de A, on peut affirmer que A est la cause de B. Ici, le temps de l’expérimentation est certes requis pour établir le rapport dissymétrique de cause à effet, mais il n’est pas indispensable d’admettre qu’un temps sépare la cause et l’effet une fois qu’on a établi leur lien. Rien d’étonnant, eu égard à cet isomorphisme, que le fondement soit souvent figuré comme cause : cause première, cause ultime, qui doit aussi être, pour conjurer le spectre d’une régression à l’infini, causa sui, cause d’elle-même. Retenons de cela que le clivage majeur ne sépare pas le commencement et l’origine, mais l’origine avec fondement et l’origine sans fondement. L’origine avec fondement suppose dans tous les cas une polarité asymétrique qui la fait représenter comme cause. Cette polarité peut être permanente, ou inscrite dans le temps. Elle peut être conçue comme la présence intemporelle de ce qui fonde dans les apparences fondées, ou bien représentée sous les traits d’un rapport entre © UNESCO 2004 1 1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO Table ronde thématique: Les origines de la création : « regards croisés du philosophe et du scientifique » créateur et créé au cours d’un acte de création donnant lieu à un commencement. L’origine sans fondement n’admet, elle, nous le verrons, ni arrière-plan permanent ni commencement absolu. Elle est autant en flux que ce qu’elle engendre, parce qu’elle lui est coextensive. Cause ou agent ? Considérons d’abord le premier genre d’origine, le plus courant jusqu’au vingtième siècle dans notre civilisation : l’origine avec fondement. Dans son ouvrage de 1793, La religion dans les limites de la simple raison, Kant énonce la relation étroite que l’origine-fondement entretient avec le concept de cause, ainsi que son absence de lien nécessaire avec le temps : L’origine première, écrit Kant, est la provenance d’un effet de sa cause première, c’est-à-dire de cette cause qui n’est pas à son tour l’effet d’une autre cause de même nature. Elle peut être considérée soit comme origine rationnelle, soit comme origine temporelle. Dans le premier sens, on considère simplement l’existence de l’effet ; dans le second, on considère son accomplissement, et on regarde l’effet en tant que donné en le rapportant à sa cause dans le temps.1 Le terme « cause », qui intervient dans les deux cas, est-il cependant employé avec la même signification ? Lorsqu’il s’agit d’origine temporelle, cause est employé dans le sens courant d’antécédent nécessaire. Mais lorsqu’il est question d’origine rationnelle, l’exemple donné, celui de l’acte moral, celui de l’accomplissement sous l’idée de liberté, ne cadre pas avec le sens initial du mot « cause ». Là, insiste Kant, « (...) la détermination de l’arbitre (...) n’est pas conçue comme liée à son principe de détermination dans le temps, mais seulement dans la représentation de la raison, et on ne peut la faire dériver de quelque état antérieur »2. En dépit du vocabulaire, le paradigme naturel de la cause a été remplacé ici par le paradigme juridique du responsable. Dans Soi-même comme un autre, Paul Ricoeur identifie avec précision la différence entre cause et responsable, car il cherche des moyens efficaces pour contrer la réduction de l’action à des événements défendue par un certain nombre de philosophes analytiques, parmi lesquels Donald Davidson. Tandis que l’enquête sur les causes d’un événement n’admet aucune limite, remarque Ricoeur, le trait distinctif de l’enquête sur l’agent est qu’elle s’arrête quelque part. Nous pouvons toujours trouver une cause antécédente en amont de n’importe quelle cause intermédiaire, mais si nous posons la question « qui », « qui a fait cela ? », la réponse que nous donnons est inévitablement univoque et bornée. Cette réponse, c’est le nom du responsable de l’acte. Si j’ai qualifié ce paradigme de juridique, la raison en est évidente : quelle que soit la place accordée à la chaîne, indéfiniment prolongée dans le passé, des causes sociales ou médicales d’un acte répréhensible, la justice a besoin d’achever son enquête sur un nom et un verdict. Mais un tel besoin pratique définit du même coup son objet. On pourrait définir à bon droit un acte comme ce pour quoi il existe une réponse socialement acceptable à la question « qui », « qui est responsable ? ». C’est cela qui distingue formellement l’acte de l’événement, car, contrairement à l’acte dont l’origine (ou « agent ») est bornée dans la désignation et dans le temps, l’événement se trouve inscrit dans une suite a priori sans limite assignable de causes. Nous disposons à présent d’une palette de concepts suffisante pour penser l’origine comme fondement. Il semblait d’abord que le seul analogue familier du fondement ait été la cause. Une cause inhabituelle, il est vrai, bornée par la condition de clôture qui énonce son caractère premier, indépassable, voire sa capacité à être cause d’elle-même ; mais une cause malgré tout. Un deuxième secteur analogique, caché sous l’utilisation du mot « cause », s’est cependant dégagé chemin faisant. Il s’agit des concepts performatifs d’acte et de responsable. Ceux-ci sont plus immédiatement appropriés à la catégorisation de l’origine comme fondement que la cause, 1 I. Kant, Oeuvres III, Gallimard-Pléiade, 1986, p. 54 2 Ibid. © UNESCO 2004 2 1ère Journée de la philosophie à l’UNESCO Table ronde thématique: Les origines de la création : « regards croisés du philosophe et du scientifique » puisqu’ils assignent une borne à la régression des conditions par leur définition même, sans qu’on ait à l’imposer de l’extérieur. De l’origine-fondement à l’agent créateur du monde Rappelons-nous à présent l’une des principales leçons, toujours valide dans sa teneur négative, de la philosophie critique. Un discours sur les origines ultimes, ou encore sur les fondements, ne peut éviter d’extrapoler les concepts hors de leur champ légitime d’application qui est celui de l’organisation de l’expérience humaine. Quand on cherche à élaborer ce genre de discours, la question n’est donc pas de savoir si l’on peut ou non éviter cette extrapolation, mais de savoir quel concept il est le plus judicieux d’extrapoler. A cette dernière question, la réponse est que, lors de son extrapolation abusive, le concept juridique de responsable présente au moins un avantage important par rapport au concept naturel de cause : celui, comme on l’a vu, de constituer un point d’arrêt automatique dans la série fondatrice. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, qu’ait prévalu, dans un nombre important de civilisations, une vision de l’origine comme création. Parce que la création est implicitement définie comme un acte, qu’un acte appelle un responsable, le créateur, et que cela termine l’enquête par un verdict. Une fois ce verdict obtenu, il reste seulement à structurer une morale, une symbolique et une liturgie autour de lui. Ou, plus probablement, il reste uploads/Philosophie/ bitbol-origine-et-creation-2004-pdf.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2022
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