Phares 27 Hegel, l’art et le problème de la manifestation : l’esthétique en que

Phares 27 Hegel, l’art et le problème de la manifestation : l’esthétique en question Schallum Pierre, Université Laval L’Esthétique (1750) de Baumgarten a exercé une grande influence sur la philosophie moderne. Elle a ouvert une nouvelle voie menant à des recherches bien spécifiques sur le sensible1, domaine plutôt dédaigné par la philosophie depuis Platon. Quoiqu’à mi-chemin entre la clarté et l’obscurité, le sensible – « analogon de la raison » – doit préoccuper la réflexion du philosophe, selon Baumgarten. À cette esthétique ayant pour but la beauté ou la perfection de la « connaissance sensible » (aisthétikè épistémè 2), la Critique de la faculté de juger (1790) de Kant adjoint le jugement du goût se rapportant au beau et au sublime dans la nature et dans l’art. Avec Hegel, l’esthétique franchit un tournant capital : elle devient une discipline philosophique, à part entière, et se définit comme « science de l’art » (Wissenschaft der Kunst) ou « philosophie des beaux-arts » (Philosophie der schönen Kunst). Par « philosophie des beaux-arts », il faut entendre une discipline qui, dorénavant, ne concerne plus le « beau naturel » si ce n’est le « beau artistique ». Mais l’apport le plus significatif de Hegel réside dans le fait d’avoir repensé radicalement le statut de l’art au regard de l’imitation (Nachahmung). En effet, depuis l’Antiquité, l’art est fondamentalement mimétique et pour Aristote, l’imitation est le principe même qui doit guider l’artiste. Or, d’après Hegel, le beau ne relève pas tant de l’imitation de la nature (Nachahmung der Natur) que de la présentation ou manifestation (Darstellung, Schein, Erscheinung) de l’esprit (Geist) dans l’art. La présente analyse montre que l’Esthétique3 (1835) de Hegel constitue une puissante critique du concept traditionnel de la mimêsis de la nature. Elle met en évidence l’avènement d’une pensée de la manifestation (Darstellung) ou de la vérité (Wahrheit) qui reconsidérant la définition de l’art comme image de la nature Phares 28 Dossier : Questions d’esthétique (sensible) se veut présence de l’esprit dans l’art (sensible). L’art, étant le premier moment de la manifestation de l’esprit, Hegel le divise en trois formes : la forme symbolique, la forme classique et la forme romantique. L’interprétation que nous proposons au sujet de la manifestation de l’esprit se fonde sur les concepts de l’espace et du temps qui renvoient au visible et à l’invisible. Les étapes de notre examen révèlent un esprit, qui après avoir été mis en lumière dans un espace visible, s’en libère progressivement pour devenir totalement spirituel et donc non visible. Cet article évoque, en premier lieu, la signification de la mimêsis chez Platon, Aristote et Plotin. En second lieu, il se décline en une description phénoménologique de chacune des trois formes de l’art par le biais de leur correspondance dans le système des beaux-arts que sont respectivement l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la poésie. Par la même occasion, il interroge le sens que recouvre ce qu’on a coutume d’appeler la fin ou la mort de l’art (Das Ende der Kunst). L’article nous fait découvrir la pertinence de l’Esthétique de Hegel qui, par la question de la manifestation de l’esprit, constitue non seulement un dépassement du couple traditionnel du sensible et du rationnel mais aussi un regard nouveau porté sur le devenir de l’art. L’Esthétique de Hegel, inaugurant une autre épistémè dans l’histoire de la philosophie de l’art, jusqu’à quel point peut-elle contribuer à la compréhension de l’orientation spirituelle qu’a prise l’art moderne avec Wassily Kandinsky et Paul Klee, par exemple ? L’art et la mimêsis : Aristote et Plotin L’idée de l’art comme imitation entre autres de la nature domine toute l’antiquité grecque. Néanmoins, alors que la plupart des dialogues de Platon condamnent la ressemblance (traduction de la mimêsis4 platonicienne, en référence à la peinture), la Poétique n’y voit aucun mal. Bien plutôt, cette imitation est nécessaire, pour Aristote : Puisque le poète est auteur de représentation, tout comme le peintre ou tout autre faiseur d’images, il est inévitable qu’il représente toujours les choses sous l’un des trois aspects possibles : ou bien telles qu’elles étaient ou qu’elles sont, ou Phares 29 Hegel, l’art et le problème de la manifestation : l’esthétique en question bien telles qu’on les dit ou qu’elles semblent être, ou bien telles qu’elles doivent être5. On notera la traduction par représentation (en référence au théâtre) de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot de la mimêsis aristotélicienne qu’on rend « traditionnellement par imitation6 ». Ces trois types de représentation se ramènent à des productions du poète ou de l’artiste. À l’inverse de cette conception de l’art comme copie des choses (sous les trois modes), Plotin défend une mimêsis pour le moins originale. Il est vrai que les références à l’art de l’époque sont peu nombreuses. Mais, les rares fois auxquelles les Traités y font allusion nous permettent d’affirmer que, appartenant au monde sensible, l’art est loin d’être son reflet. Par conséquent, il n’est pas surprenant que Plotin s’attaque à la conception de l’art comme mimêsis de la nature. C’est ce qui ressort du Traité 31, « Sur la beauté intelligible » : Si quelqu’un méprise les arts sous prétexte que c’est en imitant la nature qu’ils produisent, il faut d’abord lui dire que les réalités naturelles sont elles aussi des imitations ; ensuite il faut qu’il sache que les arts ne se bornent pas à imiter ce qu’on voit, mais qu’ils sont à la fois à la poursuite des raisons dont est faite la nature. Ajoutons encore que les arts produisent beaucoup de choses par eux-mêmes et que, possédant la beauté, ils suppléent les défauts des choses7. (V, 8[31] 1, 30-36). La thèse de l’infériorité de l’art – dévaluation aux yeux de la philosophie – défendue par Platon8 est récusée parce que, étant donné que l’art aspire aux raisons (logoi), il ne saurait se réduire à une simple copie de la nature (phusis). À ce titre, il est aussi la trace de l’intelligible ou de l’esprit (Noûs). Vu sous cet angle, pourquoi ne pourrait-il pas avoir le même statut que la nature qui, elle aussi, poursuit le même objectif ? Plotin défend ici l’autonomie de l’art, lequel n’aurait même pas besoin de la nature comme modèle. L’art (technê) qui est aussi un produire (poiêsis), irait plus loin que les particularités de la nature car il serait capable d’engendrer du nouveau et de corriger les imperfections de celle-ci ; il serait Phares 30 Dossier : Questions d’esthétique également en mesure de produire une statue plus belle que les différents personnages auxquels elle renverrait. Alors que Platon condamne, la plupart du temps, l’art pour son éloignement de la vraie connaissance, Plotin y voit un chemin ou « échelon » pouvant mener à la beauté intelligible. L’art, bien qu’ayant part au sensible, est, écrit Jean-Marc Narbonne, « une trace d’une beauté plus haute, c’est-à-dire la manifestation de ce qui est beau en lui-même, indiscutablement9 ». Mais, la mimêsis, en plus de son rapport au beau, a également, avec Platon, une dimension éthique. L’art idéal et son éthique : Platon Si, en règle générale, Platon proscrit l’art c’est non seulement à cause de son éloignement de la vérité mais aussi et surtout à cause de son degré de corruption. La cité doit interdire la poésie ou l’art qui ne fait pas l’apologie de la vertu de peur que, durant leur enfance, ses gardiens ne soient nourris de mensonges sur les dieux. Aussi l’art de la cité se doit-il d’être éthique et vertueux. Le beau doit être bon (kalos kagathos). En ce sens, l’art a sa place si, soutient Platon dans la République, l’exemple qu’offre le récit du poète n’est pas immoral, si l’artiste poursuit à la fois le beau et le bien : Ne faut-il pas se mettre à la recherche de ces artisans qui se montrent doués d’un talent naturel qui les rend capables de suivre à la trace la nature du beau et du gracieux, afin que, semblables à ceux qui habitent une contrée saine, les jeunes bénéficient de tout et, quelle que soit la provenance de ce qui émane des belles œuvres pour frapper leurs yeux et leurs oreilles, qu’ils l’accueillent comme une brise qui apporte la santé de contrées salubres, et dès l’enfance, les dispose insensiblement à la ressemblance, à l’amour et à l’harmonie avec la beauté de la raison10 ? Cet extrait nous invite à nuancer notre jugement sur le point de vue de Platon sur l’art : si le philosophe préconise la censure c’est pour mieux protéger la jeunesse. La mimêsis n’est donc pas totalement rejetée par Platon – même si beaucoup d’exégètes mettent surtout l’accent sur sa condamnation de l’art –, elle peut être acceptée dans Phares 31 Hegel, l’art et le problème de la manifestation : l’esthétique en question la mesure où elle est le reflet du beau comme du bon. Cela signifie que Platon autorise et même reconnaît implicitement un art qui serait la trace de l’idée11, plus proche du vrai. Cet art peut être pédagogique et instauré comme modèle s’il est porteur uploads/Philosophie/ phares-xia-03-schallum-pierre 1 .pdf

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