Thibault Lafarie. La figure de l’entrepreneur chez J.M. Keynes LAFARIE Thibault

Thibault Lafarie. La figure de l’entrepreneur chez J.M. Keynes LAFARIE Thibault Université Paris I - PHARE Titre : La figure de l'entrepreneur chez J. M. Keynes. Résumé: Cet article traite du lien entre le Traité des Probabilités (TP) et la Théorie Générale (TG) de Keynes. Il propose de considérer le premier comme un traité philosophique sur la rationalité qui range son auteur parmi les théoriciens de la raison pratique. Plus précisément, c'est d'une sorte de pragmatisme qu'il s'agit, ce qui semble paradoxal du point de vue de la critique, elle aussi pragmatique, de Ramsey. Nous verrons que ce débat n'est pas à être considéré sous la forme d'un résultat ou une forme d'échec et que la rationalité présente dans le TP se retrouve au de la typologie des agents présents dans la TG. L'entrepreneur, centre stratégique de décision, nous permet d'avoir une lecture de la TG qui permet de comprendre l'opposition que dresse Keynes entre ce qu'il appelle une économie de casino et une économie monétaire de production. En le distinguant du spéculateur par sa rationalité, cet article va à l'encontre d'une lecture conventionnaliste de Keynes et vise à soutenir la thèse d'un pragmatisme au sein de son œuvre économique. 1 Thibault Lafarie. La figure de l’entrepreneur chez J.M. Keynes La figure de l’entrepreneur chez J. M. Keynes Thibault Lafarie PHARE Introduction Depuis son édition en 1936, la Théorie générale de l’intérêt de l’emploi et de la monnaie (TG ci-après) a été l’objet de nombreux commentaires. Depuis quelques temps déjà, certains se sont livrés à cet exercice en livrant une analyse de l’œuvre économique de Keynes à travers une étude de sa contribution philosophique la plus importante : le Traité des probabilités (TP). On peut supposer que ce recours relativement tardif au TP visait à dépasser les divergences apparues dans les débats interprétatifs de la TG. Bien que cela n’ait fait qu’augmenter les interprétations nous posons néanmoins la question de savoir comment la lecture du TP peut aider à la compréhension de l’œuvre économique de Keynes ? La thèse du pragmatisme philosophique1 de Keynes mettant en avant l’exercice d’une 1 Pour une présentation plus complète, nous recommandons au lecteur la présentation qu’en faut Arnaud Berthoud (2005), pp. 163-168. Bien qu’il y ait autant de pragmatismes que de pragmatistes, essayons brièvement d’y retrouver le fond commun comme dirait Durkheim (1913-14), p.43. Ce n’est pas une école ni un système mais une direction au sein de la philosophie ; un mouvement. C’est un héritage de Hume associé à une critique de Kant. Les fondateurs du pragmatisme sont C. S. Peirce, W. James et J. Dewey. Peirce invente le nom et lui donne son souffle avec sa maxime pragmatiste : “Consider what effects, that might conceivably have practical bearings, we conceive the object of our conception to have. Then, our conception of these effects is the whole of our conception of the object.”(C. S. Peirce (1931-1934), 5. 402.) Cette maxime est pour Peirce une méthode. En voulant débarrasser la philosophie de tout faux problème, et donc de la métaphysique, certains l’ont vu comme un inspirateur du Cercle de Vienne. Pour le pragmatisme philosophique, le génie de l'homme consiste à trouver des solutions aux problèmes auxquels il se trouve confronté. La vie a un principe de rareté. De ce fait, elle est aussi une rationalité. L’agent pragmatique évite le mal par tâtonnement. Son premier désir est de conserver sa vie. Le monde est inachevé. Il énonce aussi la primauté ontologique de l’action ; il n’est pas nécessaire de tout savoir 2 Thibault Lafarie. La figure de l’entrepreneur chez J.M. Keynes rationalité d’un acteur, nous nous demanderons dans quelle mesure celle-ci prend sa source dans le TP et quel type d’action détermine-t-elle au sein du système économique de la TG. Pour cela nous commencerons par un rappel du TP et des débats incontournables qu’il a suscité depuis sa parution. Nous verrons comment il se construit en opposition à une conception axiomatisée et quelles conséquences cela produit. En opposant le couple pratique-spéculatif, nous préciserons le concept de raison pratique avant d’examiner les termes du débat avec Ramsey. Divisant de nombreux commentateurs, il reste néanmoins indispensable à examiner pour établir un lien avec la TG. Dans une seconde partie, nous en analyseront les conséquences en étudiant la figure de l’entrepreneur keynésien à travers un dialogue avec Schumpeter afin d’en préciser la nature. L’agent du TP est-il l’entrepreneur ? Quel rôle attribuer dès lors aux autres acteurs du système économique ? Sa singularité et son cadre d’action rationnel inspiré du TP ont pour Keynes une détermination du message théorique de la TG que nous expliciterons. 1) Rappels concernant les probabilités Evénements et jugements La notion de probabilité peut se définir comme une occurrence parmi d'autres possibles2. La probabilité désigne du plus ou du moins. Lorsque le tout est une série finie, sa mesure passe traditionnellement3 par le calcul. Dans cette à défaut de ne rien connaître, c’est en ce sens un anti-constructivisme. Enfin, le pragmatisme philosophique refuse le dualisme kantien entre raison pratique et raison théorique. 2 “La probabilité est une partie d’une certitude possible parmi une certaine série de raisons. Ces raisons comparées à la preuve suffisante sont comme des parties par rapport à un tout. Et pour atteindre cette certitude, toute raison qui est insuffisante doit pouvoir être complétée. Ces raisons doivent être homogènes en tant que principes de détermination de la certitude d’un seul et même jugement puisque sans cela, elles ne sauraient constituer ensemble une grandeur au sens où la certitude en est une. ” Kant (1790), § 90. 3 Laplace (1749-1827) pose les bases du calcul des probabilités via un grand nombre d'avancées théoriques comme par exemple la loi des grands nombres ou encore l'introduction de la notion de corrélation, consolidant une discipline à l'époque encore balbutiante. C’est ce que Popper appelle la théorie classique des probabilités : “La théorie classique (laplacienne) de la probabilité définit la valeur numérique d'une probabilité comme le quotient obtenu en divisant le nombre de cas favorables par le nombre de cas également possibles.” Popper (1934), p. 148. Les probabilités mesurent ici certaines propriétés des événements dans le monde, et ce de façon indépendante des croyances. 3 Thibault Lafarie. La figure de l’entrepreneur chez J.M. Keynes conception, l’occurrence est un événement et une probabilité numérique lui correspond nécessairement grâce à l’axiomatique développée depuis Laplace4. La probabilité est alors réduite à un concept mathématique construit sur une axiomatique constituant “une branche des mathématiques relevant d’une théorie de la mesure. L’accord est rendu possible dans ce domaine par le fait que cette théorie ne cherche pas à déterminer les « vraies » valeurs des probabilités des états de la nature. Aussi cette théorie « pure » ne peut-elle recevoir d’application qu’en utilisant des conventions supplémentaires qui ne peuvent être purement mathématiques, mais qui conduisent à transformer le calcul des probabilités en propositions pleinement significatives”5. C'est ici que Keynes intervient contre6 cette conception spéculative en distinguant événement et jugement. Il faut tenir compte de ce qu'un sujet connaît ou ne connaît pas (par exemple, l'identification d'un dé à six faces). En effet, le TP pose la question : comment appréhende-t-on le probable ? La réponse de Keynes est à l’opposé de la conception fréquentiste puisqu’il répond par une ontologie de l’action primant sur l’ontologie spéculative. La connaissance du probable nous vient de nos actions. Entre les deux propositions suivantes: “le 6 va sortir” (1) et “je crois que le 6 va sortir” (2), Keynes voit un événement en (1) alors qu’en (2) c’est un jugement7. La probabilité 4 A la suite de Laplace, Emile Borel démontrera en 1909 la loi des grands nombres sous sa forme générale et Kolmogorov réussira en 1933 à établir les fondements qui constitueront le point de départ de tout travail mathématique ultérieur. B. Matalon souligne cependant un point important : “le problème des fondements du calcul des probabilités occupe une situation très particulière. En effet, dans la plupart des autres domaines des mathématiques, la tendance la plus fréquente chez les spécialistes est d’admettre que les problèmes de fondements sont résolus, ou supprimés, dès qu’une axiomatique satisfaisante a été élaborée. Or, le calcul des probabilités est complètement axiomatisé depuis une trentaine d’années déjà, et cependant des controverses continuent de se poursuivre, à peine atténuées, quant à la nature même des probabilités.” (cf. Matalon (1967), p. 526). Déjà en 1954, Savage allait dans le même sens en faisant remarquer au début de son livre The Foundations of Statistics que la situation n’était guère brillante. (cf. Savage (1954), p.vii et p. 1 : “It is unanimously agreed that statistics depends somehow on probability. But, as to what probability is and how it is connected with statistics, there has seldom been such complete disagreement and breakdown of communication since the Tower of Babel.”). 5 Jean Arrous (1982), p. 841. 6 La théorie qu’il critique est la théorie fréquentiste dont le représentant pour Keynes est John Venn. Cela dit, il ne la réfute pas. Tout comme Ramsey (cf. Ramsey (1931)), il uploads/Philosophie/ entrepreneur-probabilite-et-theorie-generale-keynes.pdf

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