Il n’y a pas de chemin Entretien avec François Roustang par François Roustang S

Il n’y a pas de chemin Entretien avec François Roustang par François Roustang Stéphane Breton septembre 2019 #Divers Après avoir été jésuite, François Roustang (1923-2016) est devenu philosophe, psychanalyste et hypno-thérapeute. Il met en relief les incohérences de la psychanalyse, ses errements, ses réflexes idéologiques et ses querelles stériles. Il a réintroduit l’hypnose en France, sous l’influence d’une réflexion philosophique convoquant, entre autres, Nietzsche, Hegel et Wittgenstein. Son travail fait de lui un praticien radical et un « explorateur d’intelligibilité ». Il nous livre ici un regard sans complaisance sur son travail, sa vie et ses intuitions profondes. En quoi votre parcours chez les jésuites et votre travail analytique auprès de Jacques Lacan vous ont-ils conduit à devenir hypno-thérapeute ? Ce n’est pas une affaire qui se règle en une minute. On me dit souvent : « Vous avez quitté l’Église. » Non, c’est l’Église qui a quitté le monde. Je ne sais pas si vous connaissez le livre de Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde[1] : au début, l’Église était vivante, puis elle s’est étiolée et n’a pas su répondre aux impératifs de son temps. J’ai fait toute ma formation chez les jésuites mais, en bout de course, je ne pouvais plus. L’Église ne répondait plus à ce que je cherchais, par absence ou par trop de dogme. Lorsque j’avais vingt ans, il y avait un message universel, même maladroit, qui était porté : celui du bien de l’Humanité. Mais est-ce que c’est un message qui questionne, qui ouvre, qui peut déconcerter, ou bien est-ce une espèce de morale qui est imposée à l’Humanité ? Dans la plupart des cas, ce qui me paraît évident ces jours-ci, c’est que l’on retombe toujours sur la morale. J’ai entendu parler Christophe André et Matthieu Ricard de ce qu’est la méditation, c’est lamentable ! Il faut être bon, gentil, il faut faire du bien. Qu’est-ce que c’est que cette bêtise ? Au contraire, il s’agit de permettre autant qu’il est possible aux gens de trouver leur propre destin, et non de les étouffer avec des obligations pseudo-spirituelles, souvent dogmatiques et moralistes. Dès mon enfance, j’ai préféré le Saint-Esprit à la Résurrection, voilà ! Il en est de même chez les psychanalystes : j’avais l’impression qu’ils étaient étouffés par des dogmes, par des intellectualisations. Il n’y avait plus ce surgissement imprévisible, qui est le nerf de la vie. Il y a trop peu de psychanalystes créatifs. Ils ont besoin de se protéger avec des dogmes, alors que ce n’est pas nécessaire. Si vous touchez à tel ou tel coin de Freud, ce sont des cris d’orfraie : je ne l’ai pas supporté. Je me suis souvent opposé à Lacan et cela ne posait pas de problème. Mais combien étaient soumis aux dogmes, aux habitudes de pensées ? Quels sont les intellectuels qui vous ont aidé à construire votre pensée critique à l’égard des institutions ? Lorsque j’étais novice, j’avais fait venir des textes de maître Eckhart. Un scandale à l’époque par rapport aux livres de piété qui étaient proposés ! Pour moi, c’était vital, sinon j’allais crever. J’ai pu ainsi lire les mystiques rhénans. Puis, intellectuellement, j’ai été largement marqué par des lectures de Hegel et de Wittgenstein, le Wittgenstein qui s’interroge en permanence, celui de De la certitude[2], que j’ai relu quinze fois. Mais on ne peut pas dire que j’ai été marqué par une pensée. Ma formation n’est pas un processus intellectuel, à proprement parler, mais a toujours été liée à ma pratique, avec des allers-retours permanents. Je suis venu à l’hypnose par la lecture de Freud, qui n’a jamais abandonné l’hypnose. La psychanalyse ne serait rien s’il n’y avait pas eu l’hypnose. Dans les premières pages de L’Interprétation des rêves, Freud explique très clairement que sa méthode d’association libre est identique à un état d’hypnose[3]. Le fonctionnement d’une cure psychanalytique, c’est l’état hypnotique. Freud est un grand intellectuel, un grand créateur et un homme politique. J’ai relu les derniers chapitres de L’Interprétation des rêves, c’est fabuleux comme inventivité. Ludwig Wittgenstein lui-même était médusé par la créativité de Freud. Ce que je remets en cause, c’est qu’à partir de l’idée que toute cure est une invention, propos plus que juste, Freud n’a cessé de ligoter ce message de façon à ce qu’il soit bien fermé, qu’il ne puisse plus porter cette même créativité, jusque-là revendiquée. Qui est François Roustang ? Je dirais avant tout que je suis un philologue. C’est Monique David-Ménard qui me l’a dit. Ce qui m’intéresse, c’est de décortiquer les textes, de comprendre comment quelqu’un déroule sa pensée. J’ai fait une généalogie de la pensée de Freud pour montrer comment son style très syntaxique est sur le fond très parataxique : il ne raisonne pas, il colle les choses les unes après les autres. Ce serait contradictoire pour moi de penser que j’ai pu suivre une doctrine quelconque. Je décortique la pensée pour pouvoir y introduire la pratique. Je suis un « maître à lire » et éventuellement un « maître à susciter ». Ce qui m’intéresse dans la vie, c’est qu’il y ait, de temps en temps, une liberté qui surgisse et qui dise oui à la vie. C’est pour cela que je continue à recevoir : pour que quelqu’un surgisse dans son destin, qu’il puisse trouver sa propre voie. Qu’est-ce qu’être hypno-thérapeute ? Comment est arrivé le déclic du praticien ? Une personne qui m’a marqué intellectuellement et pratiquement, c’est Milton Erickson. J’ai lu quelques ouvrages de lui et surtout ses quatre conférences, d’abord en anglais puis en français lorsqu’elles ont été traduites[4]. La question pour moi était de savoir ce qui se passait lorsqu’il recevait un patient au point de le bouleverser. J’ai passé des heures à essayer de comprendre ce qu’il disait, ce qu’il faisait et pourquoi il le faisait. Cela a constitué un des ressorts de mon travail intellectuel et m’a conduit à l’hypnose. Mais pas celle qu’on enseignait en France. Heureusement, j’ai rencontré des praticiens américains qui se demandaient comment le thérapeute pouvait être réceptif et permettre au patient d’aller plus loin sur son chemin. C’est l’essentiel. Il s’agit d’une éducation du thérapeute qui permette à l’autre d’inventer en le déconcertant. Le thérapeute doit avoir l’intelligence de ce qui bloque le patient. Celui-ci doit se perdre : à l’image du dérailleur de vélo qui saute, c’est le moment décisif pour le patient, le moment où il ne peut plus avancer comme avant, de manière automatique, répétitive. Tout devient alors possible. Désormais, ma pratique laisse une plus grande part au silence. Mais il faut souvent mettre le doigt sur quelque chose qui bloque le patient, lui faire sentir que c’est sur tel point qu’il est arrêté. Il faut alors violemment intervenir : le positionnement du corps permet une intervention forte. La caricature de cela, c’est un homme, tout à fait muet, qu’on présente à Milton Erickson. Il s’aperçoit que c’est un type ronchon, qui n’aime pas la vie. Lors d’une séance, il l’injurie pour le faire réagir. Le type qui était pratiquement paralysé repart en « bon état ». Milton Erickson provoque chacun où c’est nécessaire. C’est génial et bête à la fois ! Un autre cas : Milton Erickson choisit, parmi une grande assemblée, une femme suicidaire au grand dam de l’assistance. Pendant une demi-heure, il la fait se promener dans un zoo et lui a raconté l’histoire de la vie. Au bout d’un certain temps, elle est délivrée de ses envies suicidaires. Erickson ouvre la perspective, brutalise les automatismes et transgresse la parole interdite. Cette rencontre avec Erikson a été fondamentale pour moi. Erikson a interprété et compris l’hypnose, dans ce qu’il y a de plus simple et de plus extravagant : montrer à quelqu’un qui veut se réveiller ce qui ne fonctionne plus, le lui montrer indéfiniment jusqu’à ce qu’il puisse se réveiller ! Le but de l’hypnose est le réveil à soi, à son propre élan vital. Si vous avez lu mon livre Influence, vous constatez que l’hypnose n’a pas besoin d’inconscient[5]. Il suffit de parler d’animalité humaine. J’ai reçu d’ailleurs un mot très gentil de Gilles Deleuze à ce sujet. Parce qu’on veut comprendre, rationnaliser, on répète. C’est l’orientation de la culture occidentale. Le poids de l’intellectualisme et de l’individualisme, c’est une évidence, on n’arrive pas à en sortir. En quoi l’hypnose se rapproche-t-elle de la danse, de cette capacité à se mouvoir de manière fluide dans l’espace de la vie ? Un groupe de danseurs doit m’inviter prochainement après m’avoir dit que j’avais écrit plusieurs livres sur la danse ! C’est le rythme, l’espace, la mise en mouvement du corps. Je suis lié à la pratique avant tout, mais je suis en quelque sorte un philosophe du corps. Mais j’ai une conscience aiguë que je n’arrive pas à comprendre. Il y a encore deux jours, une personne m’a appelé pour me dire que sa vie avait changé après m’avoir consulté quatre ans auparavant et qu’elle souhaitait me revoir. Cela m’est arrivé dix fois. Cela ne m’est uploads/Philosophie/ entretien-avec-franc-ois-roustang.pdf

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