LOUIS LAVELLE SCIENCE ESTHÉTIQUE MÉTAPHYSIQUE PREMIÈRE PARTIE I LA NOUVELLE PHY

LOUIS LAVELLE SCIENCE ESTHÉTIQUE MÉTAPHYSIQUE PREMIÈRE PARTIE I LA NOUVELLE PHYSIQUE M. Louis de Broglie vient de réunir, sous le titre : Matière et lumière, un certain nombre d’études sur les aspects généraux de la physique contemporaine, qu’il avait fait paraître antérieurement dans différentes revues. Le recueil inaugure une collection nouvelle « Sciences d’aujourd’hui » (A. Michel), dirigée par M. André George, et qui s’est enrichie récemment d’un autre volume dû à M. Jean Thibaud : Vie et transmutation des atomes. Cette collection, qui se réclame elle-même d’un « humanisme scientifique », s’adresse à un public cultivé auquel des savants éminents, indifférents à tout souci de vulgarisation, se proposent pourtant de servir de guides, afin de lui faire comprendre l’état actuel de la recherche scientifique, la nature des problèmes qu’elle pose et des méthodes qu’elle pratique, la signification et la portée des découvertes de plus en plus étonnantes qu’elle nous apporte chaque jour. Il n’y a personne aujourd’hui qui puisse se désintéresser de cette extraordinaire entreprise par laquelle l’esprit humain substitue à la représentation du monde que nous avons sous les yeux une représentation qui en est toute différente, qui est le produit [12] à la fois des instruments et du calcul mathématique, et qui jouit du privilège paradoxal de décupler notre action sur les choses et de bouleverser les conditions mêmes de notre existence terrestre. La science donne à l’esprit une sorte d’ivresse. Il semble qu’elle mette entre les mains de l’homme une partie de la puissance créatrice. Elle est une arme prodigieuse, dont la valeur dépend de l’usage qu’il en fera. C’est pour cela qu’elle donne une sorte d’effroi à ceux mêmes qui l’admirent et qui l’aiment le plus, et qui ont consacré leur vie tout entière à la promouvoir ; il leur arrive de se demander si les moyens qu’elle nous donne ne peuvent point servir notre folie aussi bien que notre sagesse ; si elle porte en elle-même sa propre discipline ; et si cette magnifique conquête de la civilisation chargée de tant d’espérances et de promesses ne risque pas de précipiter la catastrophe où cette civilisation elle-même viendra s’engloutir. On peut dire que le savant se plaçait autrefois devant le monde comme devant une énigme qu’il cherchait à déchiffrer. Mais n’est-ce pas la science elle-même qui est devenue pour l’homme une énigme à son tour ? La science ne cherche plus à nous donner une image des choses. Elle les transforme et y ajoute. Et le problème est pour nous de savoir quelle est la fin que poursuit notre esprit dans cette merveilleuse aventure, si c’est de pénétrer le secret du réel, de nous donner la maîtrise du monde, ou d’exercer ses propres forces sur cet obstacle que la matière lui offre et qui l’oblige à faire l’épreuve de lui-même et à se dépasser toujours. Car la science est au point de rencontre du réel et de l’esprit. Mais nous ne pouvons plus faire de l’esprit un miroir qui nous donnerait du réel un portrait [13] de plus en plus fidèle. L’esprit est une activité qui se porte au-devant de l’objet, armé de questions qu’il lui adresse, d’exigences auxquelles il lui demande de satisfaire, d’outils par lesquels il démembre sa structure ou la modifie selon ses desseins, de formules mathématiques qui sont comme les grilles à travers lesquelles il en constitue la représentation schématisée. Ainsi, l’objet scientifique est l’œuvre de la science aussi bien que de la nature. Pendant longtemps, on avait conçu l’espoir de dénombrer les cadres fondamentaux à l’intérieur desquels la pensée devait faire entrer les phénomènes afin de les comprendre : tels étaient l’espace euclidien, le temps uniforme, le déterminisme causal et les axiomes de la mécanique classique. Mais il s’est produit, depuis le début du siècle, une véritable crise de la physique, qui a ébranlé l’un après l’autre les principes sur lesquels reposait jusque-là tout l’édifice de la connaissance et qui nous semblaient être comme les colonnes de notre raison. Le temps et l’espace ont perdu leur architecture traditionnelle ; la causalité s’est peu à peu dissoute dans la simple interprétation de certains résultats statistiques ; les modèles rigides d’explication que nous avaient légués Descartes et Newton ont éclaté et cédé la place à des formules plus souples, presque fluides, chargées de possibilités différentes, qui semblent s’exclure, et où le détail des phénomènes ne réussit jamais tout à fait à tenir. Et l’on ne sait pas ce qui nous Louis Lavelle, Chroniques philosophiques. Science, esthétique, métaphysique. (1967) 2 étonne le plus, de cette fécondité surabondante du réel qui surpasse toujours tous les concepts de la pensée, ou de cette puissance de renouvellement de l’esprit qui reste toujours en apprentissage, qui brise ses méthodes les mieux éprouvées quand elles ont cessé de le servir, et qui, si l’on peut dire, se réinvente lui-même indéfiniment. [14] * La caractéristique de la nouvelle physique, c’est que les phénomènes que nous voyons y reçoivent leur explication dans un monde qui est à une autre échelle : elle est devenue une microphysique. Or, si les lois qui dominent encore aujourd’hui notre science n’ont de sens et de valeur qu’à l’intérieur de cette expérience commune, qui est en rapport avec la portée de nos sens et avec l’ampleur de nos actions habituelles, il semble que les choses se passent autrement dans le laboratoire secret où ces apparences s’élaborent. Et c’est sur ce point sans doute que les nouvelles conceptions de la science nous apportent le plus de surprise. Tous les mondes successifs que Pascal découvre dans le ciron ressemblent au grand monde où vit le ciron ; ils sont gouvernés par les mêmes lois : il n’y a que les proportions qui se trouvent changées. Swift s’attache à montrer avec le zèle le plus minutieux que le monde de Lilliput est homothétique à celui de Brobdingnag et au nôtre. Mais il n’en est plus ainsi quand on passe du corps à l’atome. Et cette disparité est une source infinie de réflexion pour notre esprit. M. Louis de Broglie nous montre sur trois exemples différents les caractéristiques essentielles de la nouvelle physique : il nous explique comment elle a été amenée, pour rendre compte des phénomènes lumineux, à associer les deux notions en apparence incompatibles d’onde et de corpuscule ; comment l’idée du quantum d’action a profondément modifié les conceptions que l’on s’était faites jusque-là de l’énergie physique ; comment enfin toute recherche implique certaines relations d’incertitude qui résultent de la nécessité où nous sommes d’introduire [15] toujours dans la représentation de l’objet observé la considération de certains effets inséparables des méthodes mêmes de l’observation. Sur le premier point tout le monde connaît les résultats des admirables travaux de M. Louis de Broglie lui- même, et qui ont préparé la constitution d’une mécanique de forme nouvelle à laquelle on a donné le nom de mécanique ondulatoire. L’intérêt philosophique d’une telle découverte est considérable. Car elle est un effort synthétique pour réconcilier non pas seulement deux sortes d’hypothèses scientifiques dont l’opposition avait semblé décisive, mais encore deux exigences de l’esprit humain, toutes deux nécessaires, et qui paraissent s’exclure. Le monde, en effet, tel qu’il se montre à nous dans l’espace, est une nappe continue dans laquelle il n’y a ni interruption ni fissure. Et pourtant, dès que nous commençons à le penser, nous distinguons en lui des parties, et nous poussons cette distinction aussi loin que possible jusqu’au moment où nous rencontrons des éléments qui ne puissent plus être divisés : dès lors l’esprit éprouve une grande satisfaction à pouvoir à l’aide d’éléments identiques, et par la seule différence de leur nombre et de leur distance, reconstruire tous les aspects du réel. Seulement en quoi consiste l’intervalle même entre ces éléments, qui leur permet de se mouvoir, de se rapprocher et de s’unir ? La continuité du monde n’est pas une pure illusion ; la discontinuité la suppose comme une condition de sa possibilité et de son jeu. La même antinomie s’est retrouvée, mais avec une précision singulièrement troublante, dans les théories de la lumière. La lumière était considérée par les anciens, mais aussi par Newton, comme formée par une émission de corpuscules extrêmement rapides. Seulement Fresnel devait montrer que si cette hypothèse [16] explique bien ses principales propriétés : à savoir la propagation rectiligne, la réflexion et la réfraction, elle échoue quand il s’agit de certains phénomènes plus subtils, comme les interférences et la diffraction. On réussit au contraire à en rendre compte si on la considère comme une succession de vagues ou d’ondulations formées de crêtes et de creux et qui, en se recouvrant, tantôt se renforcent ou tantôt se contrarient. On pouvait penser alors que la vérité de la théorie ondulatoire était pour ainsi dire démontrée. Mais une théorie n’est Louis Lavelle, Chroniques philosophiques. Science, esthétique, métaphysique. (1967) 3 jamais qu’une vue de l’esprit ; et l’on rencontre toujours quelque fait nouveau qu’elle ne réussit pas à réduire. Ici les faits nouveaux sont assez nombreux : le plus remarquable est l’effet photo-électrique qui montre que, si uploads/Philosophie/ science-esthetique-metaphysique.pdf

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