Cours de Jean-Marc Ferry Professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles

Cours de Jean-Marc Ferry Professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles Épistémologie des sciences politiques Droits d’édition réservés à l’a.s.b.l. « Humanités » 2004-2005 SOMMAIRE Introduction. Monisme et dualisme épistémologiques 1 I.- Le monisme épistémologique 5 1. Le monisme substantiel ou matériel 5 2. Le monisme formel ou légal 6 3. Le monisme méthodique ou procédural 7 II.- enjeux généraux d’une critique du monisme épistémologique 11 1. L’enjeu théorique 11 A. Pour la compréhension du monde social 11 B. Pour la compréhension du monde historique 12 2. L’enjeu pratique 13 A. Pour l’action morale 14 B. Pour l’action politique 15 III.- Limites de l’épistémologie poppérienne 17 1. Les principes généraux 17 2. Éléments de critique 20 A. L’hypothèse critique 20 B. Illustration 21 3. Les niveaux de l’explication rationnelle en sciences sociales 22 IV.- Explication et compréhension 27 1. Qu’est-ce que le « monde de l’esprit » ? 29 2. Qu’est-ce que la « compréhension du sens » ? 30 A. Pourquoi « comprendre » plutôt qu’« expliquer » ? 30 B. Comment procède-t-on pour « comprendre » ? 30 3. La méthode herméneutique 31 4. Les cadres « praxéologiques » de référence 33 V.- L’historisme de Dilthey 37 1. La structure architectonique des sciences de l’esprit 40 2. La constitution génétique des sciences de l’esprit 43 3. La procédure méthodologique des sciences de l’esprit 47 1 INTRODUCTION Monisme et dualisme épistémologiques Étymologiquement, le mot « épistémologie » est construit sur le grec épistémê qui veut dire connaissance, science, et logos qui signifie discours rationnel. Suivant l'étymologie, l'épisté- mologie est ainsi le discours rationnel sur la connaissance et la science. L'épistémologie n'est pas une science, mais une réflexion sur la science, une théorie de la connaissance ou encore, comme disaient les penseurs allemands, de Fichte (vers 1800) à Weber (vers 1900), une « doctrine de la science ». En cela, l'épistémologie peut aussi être regardée comme une branche (spécialisée) de la phi- losophie. Cependant, il est de plus en plus courant que les scientifiques eux-mêmes fassent la théorie de leur propre science ou, plus modestement, contribuent à élaborer la méthodologie de leur propre discipline. C'est surtout le cas, aujourd'hui, dans le domaine des sciences de la nature, bien que des philosophes comme, par exemple, Karl Popper, se soient occupés de la logique de la recherche dans les sciences exactes. Des expressions comme « logique de la recherche », « théorie de la connaissance », « doctrine de la science », « épistémologie », « méthodologie », voire « gnoséologie » sont apparentées quant au sens. Ici, il n'est pas très utile de gloser bien longuement sur la diffé- rence de sens entre « gnoséologie », « épistémologie », « méthodologie ». Disons que la gno- séologie renvoie plutôt à des théories du pouvoir général de connaître, y compris dans des domaines (mystique, métaphysique) qui ne sont pas considérés comme scientifiques ; que l'épistémologie renvoie à des théories de la connaissance scientifique (ces théories pouvant être soit générales, soit régionales) ; et que la méthodologie renvoie plutôt à une théorie de la pratique de la recherche scientifique et des méthodes utilisées dans les différentes disciplines. À ce sujet, on peut dire que l'épistémologie contemporaine est plus proche de la méthodo- logie que de la gnoséologie. Pourquoi ? Parce que, tout d'abord, on a aujourd'hui tendance à considérer qu'il n'y a pas de connaissance digne de ce nom en dehors de la science. Ensuite, parce que l'on admet généralement que le modèle de la science ou de la « scientificité » est préférentiellement fourni par les sciences dites « exactes » ou « dures » ; et là, dans les scien- ces exactes, il y a des méthodes très précises et contraignantes. Enfin, et peut-être surtout, parce que l'on assiste depuis environ deux siècles et plus à une différenciation progressive, au sein de la connaissance scientifique, de disciplines spécialisées ayant chacune leurs méthodes propres. 2 Arrêtons-nous sur ce dernier point : le phénomène de différenciation. Ce phénomène af- fecte la connaissance d’une double façon ou sous un double aspect : 1) Au niveau de nos représentations communes de la réalité Par exemple, on a coutume de dire que la pensée moderne a fortement différencié deux as- pects du monde ambiant : la nature d'un côté, la culture de l'autre. Cela est surtout vrai, lors- que l'on compare les sociétés modernes aux sociétés dites « de tradition orale », et plus en- core, parmi ces dernières, aux communautés tribales, dites naguère « archaïques », « primiti- ves » ou « sauvages », qui ne connaissent pas de division sociale (classes, castes, ordres) ni de division politique (État / société civile) ; qui n'ont pas d'économie monétaire, et dont l'« image du monde » n'est pas « scientifique » (au sens des Modernes) mais « magique » ou encore « magico-animiste ». Explication Dans ces sociétés, en effet, le rapport de l'homme à la nature est très peu technicisé : la nature est plutôt considérée comme un monde d'êtres avec qui une forme de communication est possible. Dans les sociétés animistes, l'homme s'adresse aux plantes, aux animaux ou à l'esprit qui les ha- bite. Dans ce cas, il s'adresse à la nature à la deuxième personne (tu), plutôt qu'à la troisième per- sonne (un il neutre, objectivé, réifié, chosifié). Dans ces contextes culturels différents des nôtres, l'attitude dominante à l'égard de la nature n'est pas « objectivante » mais « performative » (on s'adresse à la nature comme à une autre personne que l'on peut invoquer, interpeller, etc.). En revanche, dans nos sociétés marqués par une image scientifique du monde, le rapport dominant de l'homme à l'égard de la nature est, en revanche, instrumental, technique : on ne communique pas avec la nature (sauf le poète), on la travaille comme une matière. Pour les Modernes, le monde physique, la nature, est un monde de choses et seul le monde social, la culture au sens large, est un monde de personnes. Dans le contexte moderne, l'attitude à l'égard du monde physique (la nature) est « objectivante » et non « performative », tandis que cette dernière (l'attitude performative) est réservée au monde social. Donc, au niveau des attitudes de base, les Modernes différencient fortement le monde phy- sique du monde social, la nature de la culture (au sens large), tandis que les sociétés tribales de croyance animiste n'ont pas fortement différencié les attitudes de base : même s'ils savent distinguer ce qui est naturel de ce qui est culturel ou social, ils se rapportent au monde naturel plutôt comme à un monde de personnes (attitude performative, communicationnelle) que comme à un monde de choses (attitude objectivante, instrumentale). Ajoutons que les Modernes poursuivent le processus de différenciation à l'intérieur, cette fois, de ces deux grands domaines distingués ou séparés (pour eux) que sont la nature et la culture. D'ailleurs, les premiers sociologues, les « pères fondateurs » de la sociologie, comme Émile Durkheim et Max Weber, caractérisent la modernisation comme un processus de diffé- renciation des fonctions, des activités, des régions de sens, des ordres de validité, dans les différents domaines du travail et de l'économie, de l'Etat et de l'administration publique, mais aussi de la morale, du droit, de l'art, de la critique, de la science, de la technique, et encore, du vrai, du beau, du bien – qu'à la différence des Classiques (Platon, Aristote), les Modernes « autonomisent » : une chose peut être belle et fausse, bonne et laide, etc. (cf. de Charles Bau- delaire, l'ensemble au titre suggestif : Les Fleurs du Mal). 3 2) Au niveau de nos méthodes de connaissance scientifique Il s'agit d'un phénomène de spécialisation des méthodes adaptées à la connaissance spécifi- que de chacun des aspects différenciés de la réalité. Ici, ce qui nous intéresse, c'est la méthode de connaissance utilisée ou requise dans le do- maine des sciences dites « humaines », et non pas dans le domaine des sciences de la nature, dites « exactes ». En même temps, ce qui peut nous intéresser ou nous tenir à cœur, c'est de savoir si et dans quelle mesure la méthodologie des sciences « humaines » se laisse ramener à la méthodologie des sciences « exactes ». Il y a là un enjeu important. En effet, on peut concevoir (au moins) deux positions distinctes en réponse à cette question : a) Le premier type de réponse est le monisme épistémologique. Le monisme épistémologique est une conception selon laquelle il y aurait fondamentale- ment une et une seule façon pour une discipline d'être scientifique : la méthode expérimentale fondée sur l'observation et la mesure et caractérisée par la prédictibilité des effets, la repro- ductibilité des expériences, la falsifiabilité des hypothèses scientifiques en forme de lois ou « hypothèses nomologiques ». Ces caractéristiques, le monisme épistémologique les juge constitutives de la « scientifi- cité » en général. Cela signifie qu'il n'y aurait pas d'autres voies que celle de la méthode expé- rimentale (qui a fait ses preuves dans les uploads/Philosophie/ epistemologie-sciences-po.pdf

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