AMERINDIA n° 12, 1987. « personne n'est là pour écouter » LES CONDITIONS DE MIS

AMERINDIA n° 12, 1987. « personne n'est là pour écouter » LES CONDITIONS DE MISE EN FORME DES INCANTATIONS THÉRAPEUTIQUES CHEZ LES DESANA DU UAUPES BRÉSILIEN* Dominique BUCHILLET ORSTOM (France) - Belem Pour les Desana, les mots sont doués d'un effet matériel ; ils peuvent affecter de manière tangible l'expérience intime d'un individu1. Ce pouvoir d'interférer dans l'ordre des choses, du monde, aurait été conféré aux mots par les ancêtres des Desana ; les spécialistes actuels du rite, connus sous le nom de Kũbũ ne font que réactiver cette puissance. * Une version écourtée de cet article a été présentée au symposium "Lenguajes y palabras chamánicas" du XLVe Congrès International des Américanistes (Bogota, 1-7 juillet 1985) sous le titre "Les conditions de mise en forme de la parole thérapeutique chez les Desana". 1 Je remercie tout d'abord Batista et Raimundo V. pour la profondeur de leur enseignement. Je voudrais aussi remercier P. et F. Grenand, P. Menget et B. Albert pour leurs critiques et leurs précieuses suggestions. Les identifications de plantes et d'animaux ont été faites avec la collaboration de A. Gély et P. Grenand que je remercie. Le matériel sur lequel repose cet article a été recueilli au cours de plusieurs missions effectuées en 1984-1985 dans la région du Vaupés brésilien et réalisées dans le cadre d'un accord de coopération scientifique entre le Brésil et la France (accord CNPq ORSTOM). Je remercie le Conselho Nacional de Desenvolvimento Cientifico e Tecnologico (CNPq), le Museu Paraense Emilio Goeldi (MPEG) dont je suis chercheur depuis 1984 et l'Institut Français de la Recherche Scientifique pour le Développement en Coopération (ORSTOM) de me permettre de réaliser ces recherches. Enfin, je voudrais remercier la Fundaçaõ Nacional do Indio (FUNAI) pour m'avoir concédé les autorisations de recherche dans la région du Alto Rio Negro. La puissance potentiellement créatrice des mots est particulièrement manifeste dans les rituels de cure qui reposent fondamentalement sur l'efficacité de la parole proférée. Les Desana, un groupe de la famille linguistique tukano orientale, occupent, selon un habitat dispersé, les rives du Vaupés et de ses affluents de la rive droite, le Tiquié et le Papuri, en Amazonie colombo-brésilienne. Les villages composés de maisons individuelles, ont remplacé, sous l'influence des missionnaires salésiens installés dans la région depuis 1915, les anciennes maisons communes vi. L'abandon de la maison collective ou maloca (terme issu de la lingua geral) a profondément désorganisé la vie cérémonielle et rituelle desana car, plus qu'un lieu d'habitation, la maloca était un centre cérémoniel essentiel, le lieu véritable de la transmission des mythes et de leur actualisation au cours des rites. Elle était souvent désignée par l'expression bayari vi "maison de fêtes", dénomination qui atteste de cette vocation éminemment cérémonielle. Les Desana distinguent traditionnellement plusieurs spécialistes rituels - correspondant à différents concepts de pouvoir - qui exercent les fonctions de prévention et de cure des maladies : - les chamanes-jaguars ye : ce terme met l'accent sur la capacité du chamane à emprunter la forme de cet animal pour accomplir ses desseins. Le pouvoir des ye est lié à l'utilisation du paricá viõ (Piptadenia peregrina ou Virola sp.)2 qui appartiennent à ĩbĩko bãsã bupu "l'ancêtre du monde tonnerre" qui est aussi le "maître des incantations d'agression". Les ye sont décrits comme "pouvant voir la maladie dans le corps du malade", "deviner la cause du mal", fonction de divination étroitement associée, dans la pensée desana, à la prise d'hallucinogènes. - les chamanes-sakaka (terme de lingua geral) représentent une autre classe de chamanes spécialisés dans ce qui ressortit au monde souterrain. Grâce à la mastication des racines de la plante sakaka (probablement une Conaracée3), ils seraient capables de parcourir de grandes distances au fond des cours d'eau. Ces chamanes, que les Desana considèrent comme les plus dangereux, sont 2 L'identification de cette plante n'est pas certaine (voir à ce sujet : H. Wassen et Bo Holmsted, 1963). 3 Selon P. Grenand (communication personnelle), l'effet hallucinogène de cette plante n'a pas encore été prouvé mais son effet toxique sur l'organisme est certain. étroitement associés aux animaux et aux esprits dont ils sont comme "des parents". - la troisième classe de chamanes est celle des kũbũ dont le pouvoir repose sur une parfaite maîtrise des incantations baye de protection, de cure et d'agression. Réciter une incantation se dit en desana bayeri mais ce terme a le sens plus général de "cérémonie" ou "cure". Les Desana traduisent en général bayeri par "prier". Ce terme insiste sur l'aspect verbal de la cure, mettant l'accent sur l'activité principale du kũbũ dans toute cérémonie ou cure. En un sens, le terme "prier" n'est pas mal choisi, car il illustre parfaitement l'attitude de recueillement et de silence (si propre à la prière) pendant la séance de cure et insiste, de plus, sur le caractère sacré des textes qui sont prononcés et leur lien avec la parole primordiale, la parole des ancêtres. Toutefois, je préfère traduire baye par "incantation" et non par "prière" ou "invocation" car ce terme traduit mieux le caractère pragmatique des textes qui sont prononcés. Le répertoire thérapeutique que doit acquérir tout individu désirant être kũbũ est soumis à une règle stricte de transmission4. Le mode de formation des kũbũ "J'ai appris, assis avec mon père". Cette phrase si souvent réitérée par les kũbũ desana est intéressante pour résumer parfaitement le mode de formation et les modalités d'accès à la fonction de kũbũ. "On apprend en écoutant": cette formation consiste essentiellement à écouter et à mémoriser un grand nombre de narrations mythiques, d'incantations de protection, de cure et d'agression. L'apprenti- kũbũ, kũbũ pegi, est littéralement "celui qui écoute" et son maître, kũbũ bayeri weregi, le "kũbũ qui récite les incantations". La primauté accordée à l'écoute dans le processus d'acquisition du savoir, de la connaissance chamanique, est d'ailleurs reflétée dans le terme vernaculaire qui désigne l'intelligence, la faculté de concevoir les choses, pebãsĩdĩ formé de pe qui dérive 4 Il n'existe pratiquement plus de ye ou de sakaka sur le Tiquié où j'effectue actuellement mes recherches ils ont fui l'intolérance des missionnaires salésiens - qui se sont empressés dès leur installation sur le Tiquié (1945) de condamner toute pratique chamanique - ou n'ont pas trouvé à qui transmettre leur savoir. Le caractère discret de la pratique thérapeutique des kũbũ -leur activité qui repose sur la récitation intérieure d'une incantation est solitaire : elle ne requiert aucun des aspects du rituel collectif commun aux séances chamaniques traditionnelles - a sans doute contribué au maintien de leurs pratiques en leur permettant de mieux résister à l'intolérance missionnaire. L'existence, au sein de la société desana, de trois spécialistes rituels qui exercent les fonctions de prévention et de cure des maladies pose quelques problèmes intéressants. Il faudrait, en particulier, analyser les relations entre ces différents spécialistes et leur fonction sociale réelle. Les kũbũ ont-ils toujours soigné les maladies ou cette fonction est-elle récente, consécutive à la disparition des ye et des sakaka ? du verbe peri "écouter", "entendre", "comprendre" et bãsĩdĩ "connaître", "savoir". On apprend donc en écoutant, la mémorisation devant être facilitée par la prise de potions émétiques (non identifiées) le matin à l'aube afin de purger le corps de toutes les substances qui pourraient entraver l'accès à la connaissance. Outre cette règle de purification du corps qui vise à une préparation de l'esprit, l'apprenti-kũbũ est mis en condition par une incantation : kũbũ suriye bayeriye "incantation qui fait être kũbũ"5. Cette incantation, récitée au-dessus d'un cigare dont il devra inhaler la fumée avant de la rejeter autour de son corps, fonctionne à la manière d'un stimulant psychologique analogue à ces drogues ou plantes d'éveil qui développent l'intelligence, stimulent l'état d'alerte. Elle a pour but de 'fixer l'individu sur son banc" ou encore de "le faire s'asseoir en un seul lieu" : de l'aider à fixer sa pensée, son attention ; de lui permettre de se concentrer, de l'empêcher d'être distrait par d'autres pensées ou par ce qui se passe aux alentours. L'intime relation entre le banc, la pensée et la concentration chez les Desana a déjà été notée par G. Reichel Dolmatoff (1971, 1975) qui remarque quе cette relation se trouve explicitement soulignée dans certaines expressions métaphoriques : ainsi, d'un individu qui "manque de jugement", i. e. qui ne pense pas bien, l'on dira volontiers : doabeabãsĩdĩ "qu'il ne sait pas comment s'asseoir" (1971: 110)6. Le banc est le lieu propre à la concentration et à la méditation. C'est assis, sur son banc, que yeba biro "l'ancêtre du monde" se mettait à penser comment créer le monde (Panlõn Kumu et Kenhiri, 1980) ; c'est assis sur leur banc quе les kũbũ effectuent les cures. Ce banc existe depuis l'origine des temps, il est intimement lié à l'exercice de la pensée, de la réflexion. Le savoir n'est jamais révélé au cours d'une expérience brutale. Les réflexions de G. Reichel Dolmatoff (1975: 197) sur la formation des ye tukano s'appliquent parfaitement ici : "A Tukano payé does, not receive a sudden call to office in an overwhelming traumatic experience, but develops his personality uploads/Philosophie/ buchillet-personne-n-x27-est-la-pour-ecouter 1 .pdf

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