1 Balzac et les Lumières matérialistes Il ne sera question ici que du matériali

1 Balzac et les Lumières matérialistes Il ne sera question ici que du matérialisme dans l’acception philosophique du terme, et plus précisément du matérialisme des Lumières, et de son influence sur le jeune Balzac, avant la mise en œuvre effective de La Comédie humaine. Seules les dernières lignes tenteront d’esquisser une interprétation plus ambitieuse des ramifications matérialistes à l’œuvre dans Balzac. Ainsi déterminée, notre enquête revient, finalement, à nous concentrer sur une des « Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle », selon le titre d’un ouvrage désormais classique1. S’agissant de Balzac, le discours dont il a une connaissance effective, celui qu’il a pratiqué et qui paraît constituer à ses yeux, comme à tant d’autres, l’achèvement de la pensée matérialiste athée, se résume à un nom, si ce n’est à un titre : le baron d’Holbach (1723-1789) et son Bon Sens (1772). Cette restriction, que nous allons expliquer, est en soi un élément d’appréciation décisif : si Diderot et Helvétius sont connus de Balzac, comme en témoigne le nombre des entrées de l’« index des personnes réelles » des Œuvres dans la Pléiade, particulièrement important en ce qui concerne Diderot, ils ne jouent pas un rôle de modèles philosophiques majeur, et surtout, on ne repère aucune mention explicite d’une des plus grandes figures du matérialisme des Lumières, des plus contestées et débattues aussi, La Mettrie. Il semble bien que, philosophiquement parlant, Balzac s’en soit tenu à ce qu’on pourrait appeler un peu abusivement, si ce n’est ironiquement, la version la plus officielle du matérialisme des Lumières : non pas donc le matérialisme volontiers frondeur et éminemment expérimental de La Mettrie, taxé d’amoralisme jusque dans les rangs des encyclopédistes ; non pas le « matérialisme enchanté » des rêveries diderotiennes encore mal connues, trop « littéraires » et incomprises2 C’est peut-être cela, déjà, qu’il faut retenir : loin de tenir compte de la complexité des discours matérialistes, successifs ou rivaux, que les Lumières ont su articuler ; non pas celui d’Helvétius, qui pâtit de l’affaire De l’Esprit en 1758, reléguant sa rigoureuse architecture conceptuelle dans l’ombre ; mais celui, quasi « standard », si l’on peut dire, du baron d’Holbach, avec sa formulation à la fois claire et dogmatique, son ton convaincu et assuré, tels qu’ils apparaissent dans le Système de la nature (1770), dont Le Bon Sens n’est, en quelque sorte, que le digest. 3, le jeune Balzac, avec tous ses contemporains, se réfère à ce que la Restauration a présenté comme la quintessence et la vulgate du matérialisme athée honni, ce fossoyeur de l’Ancien Régime. Prendre pour étalon d’Holbach, c’est faire le choix, au sein des « matérialismes » existant au XVIIIe siècle, de son expression la plus radicale et offensive, favorisée par la liberté paradoxale qu’offrait la clandestinité d’Ancien Régime : il n’y a ni moule littéraire, ni complexité conceptuelle, ni dissimulation dans ce matérialisme tout entier porté par sa visée pratique de combat. Cette « philosophie claire, nette et franche4 1 Olivier Bloch (dir.), Images au XIXe siècle du matérialisme du XVIIIe siècle, Paris, Desclée, 1979. » est autant l’épouvantail idéologique favori de la Restauration que le faire-valoir idéal d’une pensée en formation qui veut se mesurer aux thèses les plus radicales : candidat rêvé donc pour un esprit libre et anticonformiste, tel que celui du jeune Balzac, qui y voit l’occasion de mettre à l’épreuve ses convictions spiritualistes et ses aspirations idéologiques, non sans contorsion conceptuelle. 2 Voir Elisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981. 3 Pour une première approche, voir l’excellente anthologie de Jean-Claude Bourdin, Les Matérialistes du XVIIIe siècle, Paris, Payot, 1996. 4 La formule est de Diderot : « J’aime une philosophie claire, nette et franche, telle qu’elle est dans le Système de la nature, et plus encore dans Le Bon Sens. L’auteur n’est pas athée dans une page, déiste dans une autre ; sa philosophie est tout d’une pièce », voir Diderot, Correspondance, éd. G. Roth, Paris, Minuit, t. 10, 1963, p. 25. Pour une approche de l’œuvre du baron d’Holbach, on se reportera à Pierre Naville, D’Holbach et la philosophie scientifique au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1967 ; et à notre thèse, Alain Sandrier, Le Style philosophique du baron d’Holbach, Paris, Champion, 2004. 2 Mais pourquoi Le Bon Sens et, plus précisément d’ailleurs, une œuvre connue sous le nom de Bon Sens du curé Meslier ? Tout simplement parce que c’est l’œuvre qui bénéficie de la plus grande visibilité, par le nombre d’éditions et par le succès de scandale qui les accompagne aussi bien avant qu’après la Révolution. Le Bon Sens était devenu une référence obligée de l’opposition à la religion établie. Taries en 1792, les éditions reprennent et se multiplient à partir de 1822. On en compte au moins six jusqu’en 18361. L’œuvre et le nom du curé pénètrent les milieux petits bourgeois, voire ouvriers, et les groupements républicains. Jusqu’au scandale : Pierre Rivière, le jeune criminel révélé par Michel Foucault, fait figurer parmi ses lectures « le bon sens du curé Meslier »2. Publicité pour un titre, Le Bon Sens, et un patronyme, Meslier : l’un appelle l’autre, alors que pourtant les deux n’ont rien à voir. La supercherie est connue depuis longtemps : c’est au hasard d’une édition peu scrupuleuse de 1791 que l’on doit la première conjonction du Bon Sens et du curé Meslier3. Affaire d’amalgame en 1792, un cran plus loin : cette édition4, avec un sens très sûr du recyclage, juxtapose deux œuvres majeures de la production irréligieuse des Lumières, au demeurant bien connues et distinctes. Le Bon Sens du baron d’Holbach d’un côté, et puis de l’autre, le Testament de Jean Meslier, c’est-à-dire l’édition diligentée par Voltaire en 1762 du Mémoire des pensées et sentiments de Jean Meslier. La présence du Bon Sens et du Testament au sein du même volume a porté à confusion et l’évolution des titres des éditions en témoigne : alors qu’en 1792 la formulation met à la suite les deux œuvres en attribuant au seul Testament un auteur (Le Bon Sens puisé dans la nature suivi du Testament du curé Meslier), en 1822 l’inclusion est consommée (Le Bon Sens du curé Meslier suivi de son Testament). Et voilà comment un lapsus éditorial devient une référence mythique du XIXe siècle, en plein règlement de compte avec son héritage pré-révolutionnaire5 L’édition de 1822 (antidatée 1802 : Balzac y a eu indubitablement accès par les milieux de l’imprimerie qu’il côtoie dans sa jeunesse. 6) a fixé l’appareil éditorial du volume pour les éditions éditions à venir. Une « préface de l’éditeur » fournit des extraits de la correspondance de Voltaire avec d’Alembert, Damilaville, d’Argental, Helvétius, d’Argence et Mme de Florian pendant l’année 1762 : il s’agit, selon les termes de la préface, de « piquer la curiosité et de fixer l’opinion » (p. 7). Apport essentiel puisqu’on donne à lire la manière dont Voltaire, par sa maîtrise des ressources de l’art épistolaire, a souhaité organiser la réception de l’œuvre qu’il éditait. Vient ensuite une « Vie de Jean Meslier d’après Voltaire », condensant l’« Abrégé de la vie de l’auteur » et l’« Avant-propos » de l’édition du Testament de 1762. Il se termine par un parallèle inédit entre Meslier et Woolston : la comparaison entre les deux ecclésiastiques dissidents tourne à l’avantage de la liberté de penser anglaise7. Les paratextes liminaires s’achèvent par le « Décret de la Convention Nationale sur la proposition d’ériger une statue au curé J. Meslier ». C’est alors l’enchaînement des deux œuvres où, au Bon Sens en 206 « chapitres »8 1 Voir Jeroom Vercruysse, Bibliographie descriptive des œuvres du baron d’Holbach, Paris, Minard, 1971. , précédés d’une « préface de l’auteur », succède l’Extrait du Testament 2 Michel Foucault (éd.), Moi, Pierre Rivière…, Paris, Gallimard, 1973, p. 125. 3 Voir Jeroom Vercruysse, op. cit. 1791 A1: Le Bon Sens puisé dans la nature, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles […] par feu J. Meslier curé d’Etrépigni, à Paris, L’An de la Raison, 1791. 4 Jeroom Vercruysse, op. cit., 1792 A1. 5 Parmi ces règlements de compte, il faut évoquer les interdictions dont l’œuvre fait l’objet. Le Bon Sens est condamné quatre fois à la destruction pour « outrage à la morale publique et religieuse » entre 1824 et 1838. Voir Fernand Drujon, Catalogue des ouvrages, écrits et dessins poursuivis supprimés, ou condamnés depuis le 21 octobre 1814 jusqu’au 31 juillet 1877, édition augmentée, Paris, 1878, p. 57. 6 J. Vercruysse, op. cit, 1802 A1. 7 Rapprochement significatif en effet : « Tandis que l’abbé Meslier avouait naïvement qu’il ne voulait être brûlé qu’après sa mort, Thomas Woolston, docteur de Cambridge, publiait et vendait publiquement à Londres, dans sa propre maison, 60 000 exemplaires de ses Discours contre les miracles de Jésus-Christ. / C’était une chose bien étonnante, que deux prêtres en même temps contre la religion chrétienne. » (« Préface de l’éditeur », p. 18) 8 Les éditions d’Ancien Régime préféraient découper l’œuvre en 206 paragraphes, symbolisés « uploads/Philosophie/ balzac-et-les-lumieres-materialistes.pdf

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