Équivalences Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue André Dussart Ci

Équivalences Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue André Dussart Citer ce document / Cite this document : Dussart André. Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue. In: Équivalences, 34e année-n°1-2, 2007. pp. 31-46; doi : https://doi.org/10.3406/equiv.2007.1317 https://www.persee.fr/doc/equiv_0751-9532_2007_num_34_1_1317 Fichier pdf généré le 30/04/2018 Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue André Dussart ISTI-H.E.B., Bruxelles À Christian Balliu De ces peintures éblouissantes ou si finement nuancées, de tout cet éclat, de toute cette harmonie, de tout cet art à la fois subtil et vigoureux, que reste-t-il dans une traduction ? (A. Bellessort 1961 : XXIV) Et c’est ce deuil de la traduction absolue qui fait le bonheur de traduire. (Ricoeur 42006 [2004] : 19) Introduction Traducteur de Husserl, Paul Ricoeur s’est exprimé à plusieurs reprises sur les difficultés de la traduction, en remarquant au passage qu’une théorie de la pratique traductive fait toujours défaut. Il a exposé ses vues dans deux confé- rences : « Défit et bonheur de la traduction » à Stuttgart le 15 avril 1997, « Le paradigme de la traduction » en leçon d’ouverture à la Faculté de théologie pro- testante de Paris en octobre 1998. Un troisième texte « ‘ Un passage ’ : traduire l’intraduisible » est inédit. Ces trois contributions sont réunies dans un petit volume intitulé Sur la traduction (2004, réimprimé en 2006). Alors qu’il reproche à Marx d’utiliser des métaphores dans sa critique sociale (par exemple, le travail « marchandise »), il s’y adonne aussi. Il projette ainsi l’image du collectionneur confronté à la meilleure copie d’une œuvre d’art : « Celui-ci (le collectionneur) en connaît le défaut majeur qui est de ne pas être l’original » (Ricoeur 2006 : 10). L’image est risquée, dans la mesure où elle sug- gère que la traduction serait une copie, un décalque de l’original. De plus, elle n’est pas vraiment neuve, puisque Paul Louis Courier avait déjà évoqué le tableau de maître et sa copie à propos de la traduction. Équivalences 2007 – 34/1-2 31 32 Équivalences 2007 – 34/1-2 A. Dussart Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue L’aspiration à la perfection inaccessible parcourt toutes les considéra- tions de Ricoeur. Il serait facile d’objecter que les créateurs eux-mêmes sont rarement entièrement satisfaits de leur œuvre. Certains n’arrivent pas à l’ache- ver, d’autres la détruisent ou refusent de la montrer. Il est des peintres qui « fati- guent », voire « tuent » une toile à force de la retoucher indéfiniment. Les écrivains corrigent et recorrigent leurs textes durant des décennies parfois. Virgile voulut faire détruire l’Énéide : « Virgile commença l’Énéide en l’année 29 avant Jésus-Christ ; il y travailla onze ans et mourut en l’an 19, si désolé de n’avoir pu y mettre la dernière main qu’il demanda à ses amis de brûler l’œuvre » (A. Bellessort 1961 : V). 1. L’intraduisibilité Comment expliquer cette frustration du traducteur face aux imperfections de son texte ? Conduit-elle à l’abandon de la tâche ? 1.1. La polysémie de la langue Ricoeur repère des plages d’intraduisibilité parsemées (2006 : 11) dans le texte. L’intraduisibilité totale signifierait que le texte est totalement incompré- hensible, ce qui demeure malgré tout l’exception rarissime. L’intraduisibilité est-elle une absence d’équivalent adéquat ou bien une impossibilité de recréer à la fois les métaphores et la saveur du texte ? Dans son discours philosophique, il cite régulièrement le mot allemand qu’il traduit et commente. Un mot de Heidegger, le Dasein, a suscité beaucoup de débats. Il fut parfois traduit par « l’être-là ». Frey (2003 : 183) estime que « le Dasein n’est pas la conscience, ni le sujet et encore moins l’homme, il est le ‘là’ où se pose la question de l’être, il est l’ouverture, la clairière de l’être ». Par ailleurs, chaque locuteur ou auteur peut forger des mots nouveaux ou accorder à un mot connu un sens « inouï ». C’est ce que Ricoeur appelle l’intertextualité (d’autres auteurs vont jusqu’à faire de l’intertextualité un synonyme de plagiat) qui « vaut parfois reprise, transforma- tion, réfutation d’emplois antérieurs » (Ricoeur 2006 : 13). Ces plages d’intraduisibilité sont liées « au plan même du découpage des champs sémantiques qui s’avèrent non exactement superposables d’une langue à l’autre » (Ricoeur 2006 : 12). Mounin, et avant lui les sémanticiens, avait déjà longuement décrit cette asymétrie des champs sémantiques. L’intraduisibile naît de la polysémie dans les cas de Dasein, Vorstellung, Aufhebung, Ereignis (en fait, les Grundwörter, les maîtres-mots, selon Ricoeur 2006 : 12) qui apparaissent dans de nombreux contextes chez différents philosophes. Au cours de la lec- ture, il faut le plus vite possible pouvoir différencier le sens que chaque Équivalences 2007 – 34/1-2 33 philosophe attribue à ces termes récurrents. À ce sujet, Ricoeur rappelle que l’u- nivocité n’est pas l’apanage des langues naturelles : « la notion de sens iden- tique, premier pilier de notre concept de communicabilité, suppose des conditions d’univocité qui ne sont réalisées que dans les langues bien faites, c’est-à-dire pratiquement dans le discours logico-mathématique, quand dans la langue ordinaire règne la polysémie » (2005 : 36). Encore faut-il s’assurer que les langages formels en question ont réussi à se débarrasser de toute référence à la langue naturelle. 1.2. L’intraduisible initial et l’intraduisible terminal Ricoeur distingue l’intraduisible initial résultant de l’incommensurabilité des systèmes linguistiques et l’intraduisible terminal, qui produit la traduction, donc au niveau actualisé de la parole (Saussure) ou du discours (Benveniste). L’intraduisible initial résulte de la manière dont les différentes langues traitent le rapport entre le sens et la référence, le rapport entre le dire et le réel, l’irréel, l’utopie (Ricoeur 2006 : 59). Cette différence entre le sens et la référence remonte à Frege ; selon Frey, « le référent, indépendant du sens est la représen- tation de l’être ou objet concret » (2003 : 230). En réalité, il n’est pas possible de dissocier le référent du sens, Benveniste l’avait bien constaté : « le sens de la phrase est l’idée qu’elle exprime, la ‘référence’ de la phrase est l’état de choses qui la provoque, la situation du discours » (1980 : 226). Un exemple emprunté à Coseriu illustrera cette distinction : l’énoncé « Apportez-moi la glace » a un sens évident pour tout Francophone, mais seule la référence à la situation permettra de déterminer s’il s’agit de glace pour l’apéritif ou d’une crème glacée. On peut donc comprendre le sens sans pour autant s’entendre sur la référence. Pour Ricoeur, « ce qui est à comprendre dans un texte, ce n’est pas la situa- tion visible de son auteur, mais sa référence non-ostensive, c’est-à-dire les pro- positions du monde ouvertes par le texte, ou, si vous voulez, les modes possibles d’être-au-monde que le texte ouvre et découvre » (2005 : 42). Il nous ramène ainsi au cœur de sa théorie de la compréhension inspirée par l’ontolo- gie heideggérienne (ainsi que le montre la référence à la notion « d’être-au- monde »). Si l’on veut triompher des contraintes sémantiques, il faudra s’imprégner par de vastes lectures de l’esprit d’une culture (Ricoeur 2006 : 56). L’intraduisible terminal dépendra énormément des qualités du traduc- teur : idéalement, seul un poète pourra traduire un poète. Quelles licences pourra-t-il s’autoriser ? Berman analyse longuement cet aspect de la traduction. Il en sera question dans la suite. A. Dussart Paul Ricoeur et le deuil de la traduction absolue 2. La fidélité de la traduction Selon Ricoeur, « deux voies d’accès s’offrent au problème posé par l’acte de traduire : soit prendre le terme ‘traduction’ au sens strict de transfert d’un message verbal d’une langue dans une autre, soit le prendre au sens large comme l’interprétation de tout ensemble signifiant à l’intérieur d’une commu- nauté linguistique » (2006 : 21). La première est celle de Berman, la seconde est imputée à Steiner, qui a déclaré : « Comprendre, c’est traduire ». Il oppose ainsi la traduction interne (les différentes versions d’un même propos) à la traduc- tion externe d’une langue dans une autre. Cette comparaison rappelle les trois formes de traductions distinguées par Jakobson (1963 : 79) : la traduction intra- linguale ou reformulation (rewording), la traduction interlinguale ou traduction proprement dite et la traduction intersémiotique ou « interprétation de signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques ». Ricoeur compare la traduction à la reformulation d’une pensée à explici- ter : « il est toujours possible de dire la même chose autrement » (2006 : 45). On objectera que la traduction n’est pas un simple rewording et que le locuteur réexplique sa propre pensée ou celle d’autrui pour se faire mieux comprendre, tandis que le traducteur transpose la pensée d’autrui simplement pour la trans- mettre. Il existe donc deux différences de taille : la traduction implique un chan- gement d’auteur et elle se contente de transmettre, idéalement sans amplifier, préciser ou expliquer, ce qui serait ressenti comme une faiblesse. Constatant l’impossibilité pour le traducteur de recourir à une langue ori- ginelle, voire tout au moins à un fonds commun à toutes les langues, uploads/Philosophie/ equiv-0751-9532-2007-num-34-1-1317.pdf

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