La Femme et le Sacrifice DU MÊME AUTEUR La Vocation prophétique de la philosoph

La Femme et le Sacrifice DU MÊME AUTEUR La Vocation prophétique de la philosophie, Éditions du Cerf, 1998. La Sauvagerie maternelle, Calmann-Lévy, 2001. Une question d'enfant, Bayard, 2002. Blind date, sexe et philosophie, Calmann-Lévy, 2003. Anne Dufourmantelle La Femme et le Sacrifice D'Antigone à la femme d'à côté DENOËL © Éditions Denoël, 2007 À Chelo, Angel et leurs enfants, ma famille de cœur. Introduction Du sacrifice, il y en a partout, tout le temps. Les caméras aujourd'hui sont les témoins de sacrifices venus, semble-t-il, d'âges très anciens. On a vu des kami- kazes s'engouffrer dans le métro londonien une bombe dissimulée dans un sac à dos. On a vu leurs visages. Reste notre stupeur. Nous n'avons pas de mots pour cet événement, devant la détermination de ces êtres capables de disparaître en souriant avec l'objet de leur haine. Pas de femmes parmi eux, ou si peu... Et pourtant la féminité a partie liée depuis très longtemps avec le sacrifice. On a sacrifié des femmes au nom d'à peu près tout et elles-mêmes à leur tour ont souvent dû choisir le sacrifice pour défier la loi, être libre d'aimer ou tout sim- plement d'exister. Si la société occidentale a bousculé le modèle patriarcal au risque de plonger les hommes dans un désarroi durable, persistent les viols, la violence conjugale, les vexations, les harcèlements, les interdits, les voiles... Sacrificielles, les femmes le sont donc encore, en dépit de leur émancipation certaine. Parce que la mère à l'ori- gine est celle qui donne la vie, et par conséquent aussi la possibilité de la mort. Et que la jeune fille « éternelle » doit mourir d'une certaine façon à elle-même quand elle devient mère. La double icône de la jeune fille et de la mère arme tous nos mythes. D'Iseut à Antigone, d'Iphi- génie à Jeanne d'Arc, de Cassandre à sainte Thérèse, de la Béatrice de Dante à la Dulcinée des pensées de don Quichotte, l'éternelle dame d'amour est une jeune fille promise à l'idéal. La mère opère, elle, comme l'envahis- sante présence de notre origine, figure d'un pouvoir sidérant, figure d'une folle sauvagerie ou de l'abnéga- tion absolue. Et entre ces deux figures, une civilisation construit des autels et organise des rituels pour tenter de conjurer et le pouvoir des mères et la beauté mortelle des jeunes filles et permettre qu'une femme œuvre à devenir femme. La femme sacrificielle n'existe pas seulement dans nos mythes, elle est la figure récurrente des légendes d'amour, des religions et des textes fondateurs de notre culture, mais elle est aussi terriblement banale. On la côtoie, on lui adresse la parole, on la malmène, on la convoque parce qu'elle est logée là, au plus près de nous, dans les soubassements des histoires de famille, du côté de la honte et du secret, de la mort et de la nais- sance, du côté de la transmission impossible et de la mémoire qui insiste pour ne pas être tue, du côté silen- cieux du courage et de toutes les formes de refus. Quand un être est convoqué à faire un pas de côté par rapport à toute sa lignée, aux ordres qu'on lui donne ou à une fatalité venue avec sa naissance, la dimension du sacrifice est présente. Pourquoi le sacrifice n'est-il pas réductible à un acte pathologique (fût-il sublime), un acte de déraison, de trahison ou de pure folie ? Qu'est-ce donc qui le consti- tue en propre ? Pourquoi est-il systématiquement éradi- qué — autant qu'il se peut — de nos sociétés, du moins celles dont le modèle dominant, le libéralisme, met en place, de fait, une économie qui s'en nourrit? En quoi la femme sacrificielle, en tant précisément qu'elle est femme, nous permet-elle de comprendre la nécessité et le ressort intime du sacrifice en Occident ? La femme n'est pas sacrificielle parce qu'elle est une femme, mais parce que le destin de la féminité s'y engouffre d'une certaine façon sans retour, sans écho, avec une puissance de refou- lement qui me semble emblématique du temps sécu- ritaire dans lequel nous sommes collectivement entrés. J'ai voulu, dans ce livre, mêler les voix des héroïnes, réelles ou de fiction, qui ont fait la mémoire et la culture de l'Occident depuis deux mille ans à celles des femmes qui n'ont, pour nous, collectivement, pas de nom. C'est la femme d'à côté, celle qu'on croise sans la voir, la fille de l'Est prostituée sur les grands boulevards, c'est une sœur fratricide ou une sœur en deuil, une jeune fille devenue folle pour guérir sa famille, une mère infanti- cide, une amante perdue, c'est celle qui souffre et qui se tait. Et parce qu'elles n'ont pas eu les mots pour le dire, elles sont devenues comme intérieures à nous-mêmes ; leur rapport au sacrifice est un peu le nôtre. Il nous atteint et nous provoque. Car le sacrifice n'est pas seule- ment synonyme d'oppression, il est aussi le signe d'une révolte et d'une ouverture au nouveau qui fait une brèche dans le déroulement de la fatalité. Les histoires singulières qui traversent ce livre es- quissent les contours d'une mythologie quotidienne, pas celle que véhiculent les médias et autres vecteurs de notre imaginaire, mais celle qui s'inscrit précisément du côté silencieux des corps et des filiations, là où les morts côtoient les vivants, là où l'on se tait. Je ne crois pas à une quelconque force impersonnelle qui nous contrain- drait de manière magique à sa loi, mais plutôt à un vec- teur symbolique, c'est-à-dire à un rapport au langage et au corps qui caractérise une culture pendant un temps plus ou moins long de son histoire, et traverse la corpo- réité des êtres, l'épaisseur des vies, la fragilité de nos émotions et de leurs altérations par le seul fait que nous sommes des êtres pris dans un continuel devenir. Que le monde nous parle (ou du moins que nous inventions une langue pour imaginer qu'il nous parle) et donner un sens à nos vies fait partie de notre humanité. Pour une femme, la question du sacrifice est celle d'un exil redou- blé, hors de sa fonction maternelle, protectrice, hors de sa destinée, qui pourrait la libérer ou libérer quelque chose autour d'elle, pour autant que l'être affecté d'une valeur sacrificielle se perçoit comme n'étant pas entière- ment de ce monde. Il se tient entre le monde des vivants et celui des morts, assurant le passage de l'un vers l'autre. Il opère entre le singulier et l'universel dans un espace où tout semble démesuré. Mais penser la fémi- nité sous les auspices du sacrifice, c'est aussi penser le rapport de la femme au trauma singulier ou collectif que par cet événement elle révèle. En ce sens, le sacrifice est un acte de désobéissance, toujours. Engagé contre la morale commune, il est un acte singulier, situé dans un temps et un lieu précis, sans retour en arrière possible. Aujourd'hui on ne veut plus de sacrifice. Ce n'est ni rentable ni défendable. On voudrait lui substituer le droit, la justice, l'équité. Trop de victimes, de charniers anonymes dans un siècle promis au progrès des sciences et de l'humanisme. Un monde sans sacrifice est un monde perdu, jugeait le philosophe Jan Patocka. Un monde dédié au sacrifice le serait aussi. I LA FEMME SACRIFICIELLE Entre vivants et morts Le sacrifice ouvre un espace tragique entre les vivants et les morts. Parce qu'il faut trouver des mots pour répondre à la terreur d'être au monde, face à l'innom- mable, adossé à la mort et à la promesse. La dimension spectaculaire des rituels sacrificiels fut de tout temps destinée à canaliser ce tragique, à y faire entendre de la beauté, de l'humanité possible. Même lorsqu'il ne fait référence à aucun dieu, aucun rituel, même quand il ne relève d'aucune écriture sacrée, le sacrifice appartient à ce lien qui obsède toute communauté humaine dès lors qu'on partage une langue, une même mémoire des morts, une histoire. De ce dialogue de l'âme avec elle- même que les Grecs ont appelé « la pensée » naît en même temps notre besoin de croire que quelqu'un nous entend... « Sacrifier » vient du latin sacrificare, sacrum facere, faire un acte sacré. Sacrifier, c'est à l'origine sacrifier aux dieux pour obtenir leur grâce, faire allégeance à leur puissance et maintenir fermée la frontière entre les morts et les vivants de peur qu'ils ne se contaminent mutuellement. Dans un monde où la distinction entre profane et sacré n'a plus de sens, du moins dans la quo- tidienneté des liens qui régissent la société civile, le sacrifice nous rappelle cette place du divin désertée. Mais pour quelle Providence? Si le sacrifice s'adresse toujours à cet Autre, inconnu, imaginaire, tout-puissant, c'est parce qu'il nous faut créer un langage face à son silence, et cette invention est en elle-même l'espace symbolique auquel le langage donne accès. Le sacrifice, en tant qu'il est adossé à la terreur, en appelle à l'Autre en le convoquant malgré tout à répondre. Quand le religieux ne représente plus qu'une infime part de uploads/Philosophie/ femme-et-le-sacrifice-la-anne-dufourmantelle.pdf

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