DODU, Brigitte Mondialite ou mondialisation ? Le Tout-monde et le Tout-empire R

DODU, Brigitte Mondialite ou mondialisation ? Le Tout-monde et le Tout-empire RÉSUMÉS [Mondialité ou mondialisation ? Le Tout-monde et le Tout-empire] Aussi fertile qu’ambitieuse, l’écriture d’Edouard Glissant a choisi pour objet la dynamique accélérée d’un monde en voie de créolisation généralisée : le Tout-monde. Les formules (rhizome, tourbillon, galaxie…) et les concepts qui tentent de cerner cet objet sont donc soumis à une régénération continue qui suit des procédures caractéristiques : dynamisation progressive des formules, engendrement de nouvelles alternatives par la division binaire des concepts antérieurs… Autre originalité de la pensée glissantienne, la poétique est une attitude active et engagée qui déborde largement la sphère de l’esthétique. S’appuyant sur la dernière en date des Poétiques de Glissant, La cohée du lamentin (2005), notre contribution cherche à montrer comment l’écrivain fait évoluer l’ensemble de ses concepts dans le cadre stimulant d’une nouvelle alternative, la mondialité contre la mondialisation, qui cherche à conjurer les dangers du Tout-empire par la réalisation effective et consciente du Tout-monde. Telle pourrait être la tâche spirituelle et politique des humanités contemporaines. TEXTE INTÉGRAL En nous inspirant pour l’essentiel d’un texte récent d’Edouard Glissant, La cohée du lamentin, cinquième de ses Poétiques, nous proposons d’explorer la façon dont, autour de l’idée de mondialité, l’écrivain ramifie ses concepts antérieurs et tisse entre eux de nouvelles relations, enrichissant et affinant sans trêve le réseau d’une pensée qui, inlassablement, cherche à embrasser la dynamique de l’espace-temps contemporain. Ainsi condamnée à la même accélération que son objet, la pensée glissantienne évolue en outrepassant ses propres formules du monde, y compris les plus récentes, les plus explosives, les plus dispersives, pour se centrer actuellement sur le processus avec sa charge d’inattendu et d’imprédictible. Le processus se substituerait désormais à la forme et à la structure. Une avancée nécessaire pour définir la mondialité comme parade à la délétère mondialisation1. Dans une réflexion sur la poétique de l’Histoire chez Edouard Glissant (Dodu, 2005), nous nous interrogions sur la possibilité que le tourbillon et le rhizome2 ou le réseau fussent deux formules concurrentes du Tout-monde, l’écrivain les ayant par ailleurs combinées dans un objet extraordinaire de son « roman » Tout-monde (Glissant, 1993) : l’hélice en rotation – devenue vortex – prise dans une trame de filins emmêlés3. Glissant oppose le modèle du rhizome, métaphore végétale du réseau sans limites ni centre, à la représentation radioconcentrique du monde induite par l’hégémonie de l’Occident. Présent dès La Lézarde (Glissant, 1958) dans les rêveries des personnages sur les connexions sous-marines des racines des arbres littoraux, ce modèle est l’une des formules de la Relation, concept lui-même à la source d’une série de notions assorties du préfixe trans- : trans-histoire, trans-rhétorique… L’archipel glissantien quant à lui, actualisation géologique de la formule du réseau, offre une formule du monde en voie de créolisation accélérée. Plus qu’une métaphore, l’archipel est une notion, qui trouve son terme antagoniste dans le continent. Mais le tourbillon, le rhizome et l’archipel sont déjà sans doute, dans le Traité du Tout-monde (Glissant, 1997), des formules insuffisantes à elles seules de la dynamique du Tout-monde. Edouard Glissant invente alors la galaxie, formule d’éclatement (ou plutôt d’implosion) et de dispersion qui semble avoir pour ambition de s’accorder par la démesure aux formes encore mal perçues du monde actuel. Les lecteurs familiers de Glissant ont pu reconnaître sous ce terme de démesure, familier en apparence, un néologisme engagé, comme d’autres assortis du même préfixe, dans la contestation des systèmes de pensée et des visions du monde imposés par un Centre ennemi du Divers et désormais caduques. Dans un passage visionnaire du Traité du Tout-monde, Glissant exprime par une métaphore cosmique, préfigurant le destin d’une science historique explosant au contact de la créolisation planétaire, la mutation presque inimaginable de la poétique accordée à la démesure du monde. La poétique de la Relation va-t-elle épouser le destin d’un monde devenu tout entier archipel et maëlstrom ? Est-elle vouée à l’implosion ? Nous avons dit plus haut que la formule ou notion d’archipel était l’un des deux termes d’une alternative fondamentale : Glissant oppose, on le sait, l’archipel au continent, les sociétés du rhizome à celles de la racine… Or dans ce schéma, l’Occident, certes hégémonique, berceau et centre de la pensée continentale caractérisée par ses pulsions de conquête et sa cécité à l’égard du Divers, n’avait pas envahi la totalité de l’espace. Il laissait, à son corps défendant, quelque place à l’Autre comme antagoniste et comme alternative indispensable à son existence même. Mais aujourd’hui le Tout-monde, où s’exercent les forces de la créolisation avec son corollaire la Relation, est confronté à un adversaire qui lui ressemble à bien des égards, planétaire comme lui : la mondialisation. Entre mondialisation et Tout-monde, n’y aurait-il désormais que l’épaisseur d’un cheveu ? Leurs dynamiques se superposent Mondialite ou mondialisation ? Le Tout-monde et le Tout-empire http://www.cahiersdugepe.fr/index.php?id=1826 1 de 8 25/02/2020 11:08 jusqu’à la confusion : chaos, vertige, maëlstrom, réseau… Faisons l’hypothèse que le Tout-monde avait besoin d’être tiré de ce péril, revisité, régénéré : ce sera par la mondialité. Ouvrons ici une parenthèse sur la façon de penser d’Edouard Glissant, sa poétique de l’esprit : foncièrement binaire, puisque forgée dans l’opposition et le combat, mais tout aussi essentiellement dynamique et évolutive. Conséquence de cette binarité sur son évolution, la reconsidération d’une notion entraîne celle de la notion adverse – à moins qu’elle ne connaisse une division binaire : l’opposition continent / archipel engendrera, par exemple, la division du second terme en deux nouvelles notions antipodiques, les îles-continents et les petites îles. Ainsi, l’apparition de l’alternative mondialisation / mondialité entraîne-t-elle – ce sera du moins notre hypothèse – une réforme plus ou moins importante de l’ensemble des notions glissantiennes. Elle active la genèse ou la régénération binaire des notions. C’est dans ce contexte que s’entend, du reste, l’activité néologique particulière d’Edouard Glissant, qui affecte le préfixe, porteur de la valeur spatiale des mots (dé-, trans-, di-…) - et que s’apprécie, plus généralement, la stylistique glissantienne. La langue de Glissant a sa logique entraînante, son harmonie déterminante. La clef de la vision glissantienne, sans doute consécutive à l’extension qu’il donne à l’idée de poétique, serait dans sa stylistique, plus encore que chez ses philosophes de référence Deleuze et Guattari. Elle s’accorde aux mécanismes d’une pensée qui se veut, plus que d’autres, à l’image du monde, et qui pourrait être totalitaire si elle ne recréait pas sans cesse sur ses pourtours une frange tumultueuse d’imprévisible et d’inattendu. Privilège d’un poète ? La pensée glissantienne frôle le système totalitaire et s’en écarte toujours : d’où, sans doute, sa fécondité et son inlassable énergie. On verra que ce mince écart entre totalitarisme et totalité ouverte se retrouve dans la rénovation, par division binaire là encore, de l’idée d’utopie. Finalement, plus que la réforme ou la régénérescence des notions, on observe chez Glissant leur adaptation continuelle à l’inconnu, à l’imprévisible : Nous privilégions assez souvent les pratiques de la répétition, pour entreprendre de connaître ou essayer de surprendre les rencontres, sous-entendues ou déjà oblitérées, des peuples dans le monde et dans les histoires du monde, mais c’est l’un des principes de l’Esthétique du Tout-monde qu’on ne prononce jamais deux fois les mêmes mots pour former les mêmes idées, dans ce fleuve du monde. Alors nous énonçons des variantes très infiniment imperceptibles, elles sont le ferment et le révélateur de toute répétition. (Glissant, 2007 : 161) Le génie d’Edouard Glissant résiderait dans sa capacité à débusquer les confusions possibles (ici entre Tout-monde ou Totalité-monde et mondialisation) pour les transformer en oppositions fécondes. Mais n’est-ce pas ainsi, nous apprend Claude Lévi-Strauss, que s’élaborent les mythes ? Revenons à notre hypothèse initiale : l’on assisterait, dans La cohée du lamentin, non pas à l’abandon mais plutôt à la relativisation, au profit du processus, des formules - y compris les plus dynamiques - qui prétendaient saisir la mécanique du Tout-monde. Ces formules antérieurement découvertes, le tourbillon, l’archipel, la galaxie, n’appréhenderaient plus le Tout : elles y participeraient, en deviendraient des composantes. « Il n’y a plus urgence à délimiter des structures, là où il nous est donné d’explorer des processus », écrit Glissant (Glissant, 2005 : 138) ; ces processus sont les « contractions d’espace et précipitations de temps » (Glissant, 2005 : 138) qu’impose la mise en relation accélérée dans le Tout-monde défini comme « le lieu d’une réalité processive », qui n’est autre que la fameuse créolisation (Glissant, 2005 : 138). C’est la totalité qui se trouve assimilée au processus, ininterrompu (Glissant, 2005 : 140).Tout est processus, dynamisation généralisée du monde. Il semble qu’il n’y ait de place aujourd’hui dans l’univers que pour cette dynamique, et il n’est pas indifférent que le terme de processus ait paru à Glissant le plus antinomique de structure. Mais attendons de voir si les nouveaux néologismes glissantiens manifesteront désormais une prédilection pour le préfixe pro-. De la structure au processus : l’évolution était déjà perceptible dans la progressive dynamisation (du cercle à la spirale) et la complexité croissante de la formule dominante du roman Tout-monde, épreuve littéraire uploads/Philosophie/ mondialite-ou-mondialisation-le-tout-monde-et-le-tout-empire 1 .pdf

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