APPRENDRE À VIVRE Luc Ferry TRAITÉ DE PHILOSOPHIE À L ’USAGE DES JEUNES GÉNÉRAT

APPRENDRE À VIVRE Luc Ferry TRAITÉ DE PHILOSOPHIE À L ’USAGE DES JEUNES GÉNÉRATIONS ESSAI © Éditions Plon, 2006 À Gabrielle, Louise et Clara. Avant-propos Dans les mois qui ont suivi la publication de mon livre Qu’est-ce qu’une vie réussie ?, plusieurs personnes m’ont abordé spontanément dans la rue pour me dire à peu près ceci : « Je vous ai un jour entendu parler de votre ouvrage… c’était limpide, mais quand j’ai essayé de vous lire, je n’ai plus rien compris…» La remarque était directe, mais pas agressive. Elle me consterna d’autant plus ! Je me promis de chercher une solution, sans savoir trop comment j’allais m’y prendre pour être un jour aussi clair par écrit qu’on m’assurait l’être à l’oral… Une circonstance m’a donné l’occasion d’y réfléchir à nouveau. En vacances dans un pays où la nuit tombe à six heures, quelques amis m’ont demandé d’improviser un cours de philosophie pour parents et enfants. L ’exercice m’a contraint d’aller à l’essentiel comme jamais je n’avais pu le faire jusqu’alors, sans le secours de mots compliqués, de citations savantes ou d’allusions à des théories inconnues de mes auditeurs. Au fur et à mesure que j’avançais dans le récit de l’histoire des idées, je me suis rendu compte qu’il n’existait pas d’équivalent en librairie du cours que j’étais en train de construire, tant bien que mal, sans l’aide de ma bibliothèque. On trouve naturellement de nombreuses histoires de la philosophie. Il en est même d’excellentes, mais les meilleures sont trop arides pour quelqu’un qui est sorti du monde universitaire, a fortiori pour qui n’y est pas encore entré, et les autres n’ont guère d’intérêt. Ce petit livre est directement issu de ces réunions amicales. Bien que réécrit et complété, il en conserve encore le style oral. Son objectif est modeste et ambitieux. Modeste, parce qu’il s’adresse à un public de non-spécialistes, à l’image des jeunes avec lesquels j’ai conversé pendant le temps de ces vacances. Ambitieux, car je me suis refusé à admettre la moindre concession aux exigences de la simplification dès lors qu’elle aurait pu conduire à déformer la présentation des grandes pensées. J’éprouve un tel respect pour les œuvres majeures de la philosophie que je ne puis me résoudre à les caricaturer pour des motifs pseudo-pédagogiques. La clarté fait partie du cahier des charges d’un ouvrage qui s’adresse à des débutants, mais elle doit pouvoir s’obtenir sans détruire son objet, sinon elle ne vaut rien. J’ai donc cherché à proposer une initiation qui, pour être aussi simple que possible, ne fasse pas son deuil de la richesse et de la profondeur des idées philosophiques. Son but n’est pas d’en donner seulement un avant-goût, un vernis superficiel ou un aperçu biaisé par les impératifs de la vulgarisation, mais bien de les faire découvrir telles qu’en elles-mêmes afin de satisfaire deux exigences : celle d’un adulte qui veut savoir ce que c’est que la philosophie mais n’envisage pas d’aller nécessairement plus loin ; celle d’un adolescent qui souhaite éventuellement l’étudier plus à fond, mais ne dispose pas encore des connaissances nécessaires pour pouvoir commencer à lire par lui-même des auteurs difficiles. V oilà pourquoi j’ai tenté de faire figurer ici tout ce que je considère aujourd’hui comme vraiment essentiel dans l’histoire de la pensée, tout ce que je voudrais léguer à ceux que je tiens au sens ancien, incluant la famille, comme mes amis. Pourquoi cette tentative ? D’abord, égoïstement, parce que le spectacle le plus sublime peut devenir une souffrance si l’on n’a pas la chance d’avoir à ses côtés quelqu’un pour le partager. Or c’est peu de dire, je m’en rends compte chaque jour davantage, que la philosophie ne fait pas partie de ce qu’on nomme d’ordinaire la « culture générale ». Un « homme cultivé » est censé connaître son histoire de France, quelques grandes références littéraires et artistiques, voire quelques bribes de biologie ou de physique, mais nul ne lui reprochera de tout ignorer d’Épictète, de Spinoza ou de Kant. Pourtant, j’ai acquis au fil des ans la conviction qu’il est précieux pour tout un chacun, y compris pour ceux aux yeux desquels elle ne saurait être une vocation, d’étudier un tant soit peu la philosophie, ne serait-ce que pour deux raisons toutes simples. La première, c’est qu’on ne peut, sans elle, rien comprendre au monde dans lequel nous vivons. C’est la formation la plus éclairante, plus encore que celle des sciences historiques. Pourquoi ? Tout simplement parce que la quasi-totalité de nos pensées, de nos convictions, mais aussi de nos valeurs s’inscrit, sans que nous le sachions toujours, dans de grandes visions du monde déjà élaborées et structurées au fil de l’histoire des idées. Il est indispensable de les comprendre pour en saisir la logique, la portée, les enjeux… Certaines personnes passent une grande part de leur vie à anticiper le malheur, à se préparer à la catastrophe – la perte d’un emploi, un accident, une maladie, la mort d’un proche, etc. D’autres au contraire vivent apparemment dans l’insouciance la plus totale. Elles considèrent même que des questions de ce genre n’ont pas droit de cité dans l’existence quotidienne, qu’elles relèvent d’un goût du morbide qui confine à la pathologie. Savent-elles, les unes comme les autres, que ces deux attitudes plongent leurs racines dans des visions du monde dont les tenants et les aboutissants ont été déjà explorés avec une profondeur inouïe par les philosophes de l’Antiquité grecque ? Le choix d’une éthique égalitaire plutôt qu’aristocratique, d’une esthétique romantique plutôt que classique, d’une attitude d’attachement ou de non-attachement aux choses et aux êtres face à la mort, l’adhésion à des idéologies politiques autoritaires ou libérales, l’amour de la nature et des animaux plus que des hommes, du monde sauvage plus que de la civilisation, toutes ces options et bien d’autres encore furent d’abord de grandes constructions métaphysiques avant de devenir des opinions offertes, comme sur un marché, à la consommation des citoyens. Les clivages, les conflits, les enjeux qu’elles dessinaient dès l’origine continuent, que nous le sachions ou non, à commander nos réflexions et nos propos. Les étudier à leur meilleur niveau, en saisir les sources profondes, c’est se donner les moyens d’être non seulement plus intelligent mais aussi plus libre. Je vois mal au nom de quoi on devrait s’en priver. Mais, au-delà même de ce que l’on gagne en compréhension, en intelligence de soi et des autres par la connaissance des grandes œuvres de la tradition, il faut savoir qu’elles peuvent, tout simplement, aider à vivre mieux et plus libre. Comme le disent chacun à leur façon plusieurs penseurs contemporains, on ne philosophe pas pour s’amuser, ni même seulement pour comprendre le monde et se comprendre mieux soi-même, mais, parfois, « pour sauver sa peau ». Il y a dans la philosophie de quoi vaincre les peurs qui paralysent la vie, et c’est une erreur de croire que la psychologie pourrait aujourd’hui s’y substituer. Apprendre à vivre, apprendre à ne plus craindre vainement les divers visages de la mort ou, tout simplement, à surmonter la banalité de la vie quotidienne, l’ennui, le temps qui passe, tel était déjà le but premier des écoles de l’Antiquité grecque. Leur message mérite d’être entendu, car à la différence de ce qui a lieu dans l’histoire des sciences, les philosophies du passé nous parlent encore. C’est là d’ailleurs un point qui mérite à lui seul réflexion. Quand une théorie scientifique se révèle être fausse, quand elle est réfutée par une autre manifestement plus vraie, elle tombe en désuétude et n’intéresse plus personne – hors quelques érudits. Les grandes réponses philosophiques apportées depuis la nuit des temps à la question de savoir comment vivre demeurent au contraire présentes. De ce point de vue, on pourrait comparer l’histoire de la philosophie à celle des arts, plutôt qu’à celle des sciences : de même que les œuvres de Braque ou de Kandinsky ne sont pas « plus belles » que celles de V ermeer ou de Manet, les réflexions de Kant ou de Nietzsche sur le sens ou le non-sens de la vie ne sont pas supérieures – ni d’ailleurs inférieures – à celle d’Épictète, d’Épicure ou de Bouddha. Il y a là des propositions de vie, des attitudes face à l’existence qui continuent de s’adresser à nous à travers les siècles et que rien ne peut rendre obsolètes. Alors que les théories scientifiques de Ptolémée ou de Descartes sont radicalement « dépassées » et n’ont plus d’intérêt autre qu’historique, on peut encore puiser dans les sagesses anciennes comme on peut aimer un temple grec ou une calligraphie chinoise tout en vivant de plain-pied dans le XXIe siècle. À l’instar du premier manuel de philosophie qui fut jamais écrit dans l’histoire, celui d’Épictète, ce petit livre tutoie son lecteur. Parce qu’il s’adresse d’abord à un élève, à la fois idéal et réel, qui est au seuil de l’âge adulte mais appartient encore par bien des liens au monde de l’enfance. Qu’on n’y voie aucune familiarité de mauvais aloi, mais seulement uploads/Philosophie/ ferry-luc-apprendre-a-vivre 1 .pdf

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