POURQUOI LA TRANSPOSITION DIDACTIQUE ? Yves CHEVALLARD IREM d’Aix-Marseille Fac

POURQUOI LA TRANSPOSITION DIDACTIQUE ? Yves CHEVALLARD IREM d’Aix-Marseille Faculté des Sciences de Luminy Deux ans après que le concept de transposition didactique ait reçu une certaine publicité par le truchement de mon cours à l’école d’été de didactique des mathématiques de Chamrousse (en juillet 1960) l’occasion m’est donnée de faire le point, et de marquer notamment les obstacles que le travail du concept a rencontrés. Présenté dans une forme volontairement didactique et sans apprêt (celle de notes, préparatoires à un cours oral), et cela non par volonté d’imposition mais bien au contraire pour désigner les points d’ancrage possibles – ceux, en tout cas, que l’auteur pouvait à l’époque proposer – d’un travail ultérieur de rectification, d’approfondissement, d’extension, etc., ce concept a, si je puis dire, séduit. Non sans ambiguïté sans doute, et en suscitant en plusieurs cas un intérêt touché d’ambivalence. Son destin épistémologique a jusqu’ici suivi des voies multiples mais ordinaires : il a fait l’objet d’exposés de séminaire, et quelques-uns s’en sont par ailleurs saisi pour le mettre en fonctionnement, concrètement, à l’occasion d’analyses didactiques précises1 : là était son origine, là est, en fait, sa vraie place. Chose un peu plus remarquable déjà, il a diffusé au- dehors de la communauté des didacticiens des mathématiques : on le retrouve ainsi, aujourd’hui, en quelques travaux de didactique de la physique 2, où il paraît susciter un réel intérêt ; on le retrouve en outre parmi les praticiens de l’intervention sur le système d’enseignement (il y a eu, semble-t-il, circulation du signifiant « transposition didactique » dans certains milieux, au sein de quelques IREM notamment). Mais au-delà des modalités de la réception du concept, il faut s’interroger sur les conditions de son engagement dans les pratiques et les discours. Il convient pour cela de partir de très loin : de la possibilité même qu’il existe une science que nous appelons la didactique des mathématiques. Toute science doit assumer, comme sa condition première, de se vouloir science d’un objet, d’un objet réel, existant d’une existence indépendante du regard qui le transformera en un objet de connaissance. Position matérialiste minimale. Du même mouvement il faut, en cet objet, supposer un déterminisme propre, « une nécessité que la science voudra découvrir » 3. Or tout cela –qui vaut pour la psychanalyse par exemple, tout autant que pour la physique – ne va pas de soi quand on en vient à cet « objet », que l’on prétend si particulier, qu’est le système didactique (ou, plus largement, le système d’enseignement 4). Loin que nous le tenions spontanément pour doter d’un déterminisme spécifique, qu’il s’agirait alors d’élucider, nous ne lui accordons ordinairement qu’une volonté molle, uniment soumise à notre libre arbitre de sujets désirants. Et en ce qui, de lui, nous résiste; nous voulons voir le simple effet de la mauvaise volonté de quelques mauvais sujets (les enseignants, dramatiquement conformistes, l’administration, indécrottablement bureaucratique, les « gouvernements successifs », le Ministre, etc.). Quel que soit 1 Voir par exemple le travail de François CONNE sur La transposition didactique à travers l’enseignement des mathématiques en première et deuxième année de l’école primaire (Genève, 1981). 2 Voir la thèse de doctorat de 3e cycle de Samuel JOHSUA, consacrée à L’utilisation du schéma en électrocinétique : aspects perceptifs et aspects conceptuels. Propositions pour l’introduction de la notion de potentiel en électrocinétique (Marseille, 1982). 3 Louis ALTHUSSER, Montesquieu, la politique et l’histoire (Paris, PUF, 1974), p. 16. 4 Pour la distinction entre système didactique et système d’enseignement, voir plus loin. 2 l’enracinement socio-historique d’une attitude si bien partagée (que le chercheur ne peut se contenter de flétrir parce qu’elle le dérange, puisqu’il tomberait alors sous la condamnation même qu’il prétendrait prononcer), il faut noter cependant que nous en restons, avec cela, à une situation véritablement préscientifique. Il a fallu, nous dit à peu près L. ALTHUSSER, attendre Montesquieu pour que l’on commence à prendre au sérieux – épistémologiquement – le système politique, c’est-à-dire pour qu’on lui reconnaisse enfin la consistance d’une nécessité décisive, pour que l’on ouvre les yeux à l’existence d’un « esprit » des Lois, manifestant son efficace par delà nos prescriptions raisonneuses, nos volontarismes dérisoires, notre vain sentiment de puissance doctrinaire sur la chose politique. Et malgré cela, faut-il le rappeler ? toute une partie du XVIIIe siècle a vécu sur la durable illusion qu’il pouvait exister des « despotes éclairés », personnages imaginaires s’il en fut, jusqu’à ce que Frédéric et Catherine se chargent de montrer combien cette attente était irréaliste ! A-t-on, depuis, beaucoup progressé sur ce point ? Peut-être, avec le temps et quelques désenchantements, est- on seulement arrivé, il y a peu, à davantage de prudence dans le propos. Le contraste n’en est alors que plus vif quand on se tourne vers le système d’enseignement. Car on doit bien le constater : celui-ci demeure la terre d’élection de tous les volontarismes – dont il est peut-être le dernier refuge. Aujourd’hui plus encore qu’hier, il doit porter le poids des attentes, des fantasmes, des exigences de tout une société pour qui l’éducation est le dernier porteur de rêves, à qui on voudrait pouvoir tout demander 5. Cette attitude est un aveu : le système d’enseignement, tout pétri d’humaine volonté, pourrait se modeler à la forme de nos désirs, dont il ne serait qu’une projection, dans la matière inerte d’une institution. Il est, ajoutera-t-on même, ce qu’on le fait et, en fin de compte, on y trouve ce qu’on y a mis. Mais l’affaire, ici, va plus loin. Cette foi naïve s’explicite, depuis plus de vingt ans, en un credo singulier : celui de la « recherche-action ». Sous ce curieux vocable se cache bien autre chose qu’un style particulier de recherche, qui voudrait se prévaloir d’une dialectique renouvelée entre épistémè et technè. Tout une épistémologie, ou plutôt tout une idéologie de la connaissance s’y avance masquée qui cependant, chez les plus rigoureux de ses partisans, s’avoue pour ce qu’elle est : un spiritualisme humaniste, qui doute de la réalité même de ce que l’on prétend « étudier-transformer » et proclame, de manière cohérente avec son aveu anti-matérialiste, l’avènement d’un « paradigme scientifique nouveau » 6. Rien de moins ! Le monde – ou plutôt cette miniature : le système éducatif –, étant œuvre humaine, consciemment ordonnée à une fin reconnue, ne serait que le fruit de nos volontés et de nos caprices. De nos volontés certes quelquefois égarées, de nos caprices souvent égoïstes, qu’il faudrait redresser. Et c’est précisément à cela que nous devrions travailler. Tout le mystère de cette mécanique que nous aurions créée s’épuiserait dans une tension de volontés –bonnes et mauvaises – et se travaillerait par un jeu de forces réduit a un semblable manichéisme. C’est la, bien entendu, un point de vue que la didactique des mathématiques ne peut que contester : il y va, fondamentalement, de son inscription même dans le champ de la connaissance scientifique. Son postulat, et disons même; son acte de foi, à partir de quoi la perspective de ses efforts vient s’ordonner, c’est qu’il existe un objet préexistant à notre visée, et doté d’une nécessité, d’un déterminisme propres ; donc un objet connaissable, au sens où l’activité scientifique, dans tout le domaine où elle s’est déployée jusqu’ici, prétend connaître le monde. Cet objet-là est la pierre d’achoppement où la recherche-action trébuche – cet objet 5 Pour une réflexion sur ce thème, voir par exemple Robert BALLION, Les consommateurs d’école (Paris, Stock/Laurence Pernoud, 1982). 6 Gianreto Pini, « Pour une définition de la recherche-action ». In no 25 des Cahiers de la Section des Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève (Genève, 1981), p. 24. 3 n’est pas de l’ordre de la nature entièrement ; il est ce que j’appellerai un objet techno- culturel, dont le façonnement s’inscrit dans l’histoire (pour certains de ses traits, dans une histoire relativement récente : trois siècles tout au plus). Et, de même qu’il y a un « esprit » des Lois, il y a un « esprit » de notre objet, qu’il nous appartient d’élucider. Quel est au juste cet objet ? Le didacticien des mathématiques s’intéresse au jeu qui se mène – tel qu’il peut l’observer, puis le reconstruire, en nos classes concrètes – entre un enseignant, des élèves, et un savoir mathématique. Trois places donc : c’est le système didactique. Une relation ternaire : c’est la relation didactique. Voilà bien la base du schéma par lequel la didactique des mathématiques peut donc entreprendre de penser son objet. Schématisme fruste, sans doute, mais dont la vertu première est de mettre à distance les perspectives partielles où l’on a trop longtemps, et vainement, chercher une élucidation satisfaisante des faits les mieux attestés : telle la trop fameuse « relation enseignant-enseigné », qui a obscurci, pendant deux décennies au moins, l’abord des faits didactiques les plus immédiatement transparents. Schéma polémique, fonctionnant en rectification d’une erreur trop longtemps maintenue. Mais cela posé, c’est-à-dire dès lors qu’il devient possible de parler de ce troisième terme, si curieusement oublié : le uploads/Philosophie/ pourquoi-la-transposition-didactique.pdf

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