Nicole Belmont Fonction de la croyance In: L'Homme, 1973, tome 13 n°3. pp. 72-8
Nicole Belmont Fonction de la croyance In: L'Homme, 1973, tome 13 n°3. pp. 72-81. Citer ce document / Cite this document : Belmont Nicole. Fonction de la croyance. In: L'Homme, 1973, tome 13 n°3. pp. 72-81. doi : 10.3406/hom.1973.367361 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1973_num_13_3_367361 FONCTION DE LA CROYANCE par NICOLE BELMONT « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants dément is sans les affaiblir. » Marcel Proust, Du côté de chez Swann. Les disciplines anthropologiques (anthropologie sociale, ethnologie, ethno graphie, folklore) rassemblent et traitent des matériaux de nature diverse, parmi lesquels les faits de croyance occupent une place mal définie parce que leur caractère est peu précis, leurs limites floues et leur sens souvent obscur. Il est assez rare en effet qu'un ethnologue sur le terrain recueille une croyance qui lui serait énoncée sous la forme : « on (dans la tribu, le village, la société secrète, le groupe des femmes, etc.) croit que... » En voici cependant un exemple : chez les Yokuts (population du Sud-Ouest des États-Unis), on pense que les saignements de nez sont provoqués par un long cheveu appartenant à un mort, qu'un fantôme insère à l'intérieur du front de la victime et qui se place le long du nez1. Une telle croyance est énoncée à la demande de l'ethnologue ou pour lui expliquer la thérapeutique du chamane, qui coupe et suce l'extrême bout du nez pour en sortir le cheveu. C'est dire que la croyance ne se fait connaître dans ce cas qu'à travers une pratique, non seulement à l'observateur mais aussi à 1' « indigène », pour qui elle est sous-jacente et ne s'actualise que dans la thérapeutique. Sous la forme de rites ou de pratiques, les croyances sont extrêmement nombreuses. On en trouve par exemple à chaque page ou presque de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien : « Si la femme après la conception mange de temps à autre des testicules de coq, il se formera dans l'utérus des enfants mâles. »2 Le décryptage de cette pratique 1. A. H. Gayton, Yokuts and Western Mono Ethnography, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1948 : 34. 2. Pline, Histoire naturelle, éd. G. Budé, livre XXX, chap, xliii, § 123. La visée de Pline FONCTION DE LA CROYANCE 73 est assez simple : elle repose sur le principe de la magie homéopathique d'après lequel on croit que le semblable produit le semblable. Une autre pratique (qui se présente partiellement sous la forme d'une prohibition) est moins facile à inter préter : « Si une femme enceinte passe au-dessus d'une vipère, elle avortera ; il en sera de même si elle passe sur un amphisbène pourvu qu'il soit mort, car celles qui en portent un vivant dans une boîte passent impunément. Même mort et conservé, l'amphisbène facilite l'accouchement, »* C'est en cherchant la raison de ces pratiques que l'ethnologue est amené aux croyances : elles lui sont alors données en guise d'explication de ces comporte ments rituels. Mais elles s'entrelacent aussi dans les mythes ou les contes selon des modalités diverses : elles peuvent être insérées telles quelles dans le récit tout en constituant une de ses séquences ; elles peuvent être sous-jacentes au récit, dont le sens ne devient clair que si on peut les décrypter2. Les croyances sont donc des représentations qui n'ont pas besoin d'être ver balisées dans le cours quotidien de la vie. Elles existent mais elles ne sont pas, ou rarement, actualisées en tant que telles. Ceci nous amène à une autre de leurs caractéristiques, frappante parce que réitérée : le fait qu'elles sont toujours ren voyées dans le passé par les individus qui les pratiquent. Si on leur demande la raison de leurs croyances, ils répondent « qu'elles étaient celles de leurs ancêtres, qu'elles leur ont été données par les héros mythiques ou par les dieux » et « qu'on fait telle chose parce qu'on l'a toujours fait ». Dans les sociétés occidentales où travaillent les folkloristes, ce rejet dans le passé est encore plus affirmé : « C'est autrefois qu'on croyait telle chose, qu'on faisait comme ça ; il n'y a que les vieux qui savent encore ces choses-là. » Or une enquête un peu approfondie montrera vite que les croyances et les pratiques (c'est-à-dire les croyances en acte) existent encore malgré cette dénégation, puisqu'on s'en souvient, et qu'elles possèdent leur vertu, puisqu'on craint d'en parler. Chose curieuse, les folkloristes ont été dupes de ce phénomène de rejet dans le passé car, de manière presque unanime, ils l'ont même théorisé. Ainsi Andrew Lang, fondateur de l'école dite « anthropologique », déclare : « Le folklore recueille et compare les restes des anciens peuples, les idées qui vivent dans notre temps, mais ne sont pas de notre temps. »3 Henri Hubert qui appartenait, lui, à l'école sociologique française est encore plus explicite : « Le folklore d'un peuple se com pose en majeure partie des résidus de son passé et des reliques de ses prédéces- était de faire œuvre scientifique, soit qu'il compile des pratiques considérées par lui comme objectives, soit qu'il rapporte des « superstitions » pour les dénoncer comme telles. 1. Ibid., § 128. 2. On a essayé ailleurs de montrer ces rapports réciproques des mythes et des croyances. Dans d'autres occurrences, le mythe peut servir d'étiologie à une croyance ou réciproque ment (N. Belmont, « Les Croyances populaires comme récit mythologique », L'Homme, 1970, X (2)). 3. A. Lang, Custom and Myth, London, 1884 : 11. 74 NICOLE BELMONT seurs, à divers degrés de dessèchement et de décomposition. »x C'est donc un pro cessus de dégénérescence ; le même auteur dit un peu plus loin : « La signification de ces faits change, ils passent d'une catégorie dans une autre, le rite devient jeu... » L'attitude des chercheurs actuels, qui tentent de réagir contre ce point de vue, n'est cependant pas exempte d'ambiguïté ; mais il leur est probablement difficile, tout au moins dans les enquêtes de terrain, de ne pas adhérer à l'idéologie de leurs informateurs. Le folkloriste américain Alan Dundes réagit plus violem ment : il voit très clairement que ses collègues sont les dupes de leurs informa teurs et il les accuse d'être eux-mêmes des nostalgiques du passé, de s'opposer à tout progrès dans leur discipline parce que leurs concepts fondamentaux sont « dégénératif s »2. Mais il ne recherche pas la raison de cette attitude et se contente d'affirmer avec force que le folklore en général n'est pas en décadence ou en disparition, que seuls certains genres perdent de leur popularité ou tombent en désuétude, qu' « il y aura toujours du folklore selon toute vraisemblance, tant que les hommes emploieront pour communiquer entre eux des formes traditionnelles ». Les affirmations de ce genre, dont il serait facile de donner un grand nombre d'exemples récents, s'assortissent rarement de démonstrations, et il est probable qu'elles expriment une réaction de leurs auteurs à ce dogme qui règne dans leur discipline et qui leur est difficilement supportable. On va tenter de trouver la raison de cette conviction si générale et si forte qu'elle abuse les deux parties en cause, folkloristes ou ethnologues et leurs informateurs. E. H. Erikson dans un travail sur les Yurok3 donne un exemple de ce rejet dans le passé, exemple frappant parce qu'il se présente en quelque sorte au second degré. Il décrit une croyance concernant certains symptômes que peuvent présenter les enfants qu'on qualifierait dans notre société de névrotiques : carac tère difficile, manque d'appétit, cauchemars, etc. Les Yurok pensent que les enfants affligés de ces troubles ont aperçu, la nuit tombée, un membre du « peuple sage ». Il s'agit d'êtres qui ont précédé la race humaine. Ils sont de petite taille ; ils sont adultes à l'âge de six mois et immortels ; ils ne connaissent pas la sexualité ; ils se reproduisent oralement, les femmes mangeant les poux des hommes pour pro créer. « Les gens du ' peuple sage ' sont apparentés aux enfants : ils sont petits, oraux et magiques, et ils ne connaissent pas la génitalité, la culpabilité ni la mort. » Pour Erikson « ce phantasme phylogénétique semble symboliser l'ontogenèse : le ' peuple sage ' est la projection du stade prégénital de l'enfance dans la préhistoire ».4 1. H. Hubert, compte rendu de : J. Rhys, Celtic Folklore, dans L'Année sociologique, 1900-1901, V : 219. 2. A. Dundes, « The Devolutionary Premise in Folklore Theory », Journal of the Folklore Institute VI (1) : 5-38. 3. E. H. Erikson, « Observations on the Yurok : Childhood and World Image », University of California Publications in American Archaeology and Ethnology, 1943, 35 (10) : 257-301. 4. Ibid. : 261. FONCTION DE LA CROYANCE J$ Les croyances ont souvent été appelées du terme péjoratif de superstitions dont, curieusement, l'étymologie ramène à cette question du rejet dans le passé. Elle a été étudiée par uploads/Philosophie/ fonction-de-la-croyance-n-belmont-1973.pdf
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- Publié le Jui 20, 2022
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