QUE SAIS-JE ? Les théories de la connaissance JEAN-MICHEL BESNIER Professeur de
QUE SAIS-JE ? Les théories de la connaissance JEAN-MICHEL BESNIER Professeur de philosophie à l'Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV) Membre du Centre de recherches en épistémologie appliquée (CREA / Unité du CNRS et laboratoire de l'Ecole polytechique Deuxième édition mise à jour 6e mille Avant-propos Pour forger, il faut un marteau, et pour avoir un marteau, il faut le fabriquer. Ce pourquoi on a besoin d’un autre marteau […]. » Spinoza voulait réformer l’entendement* [1] « pour qu’il comprenne les choses facilement, sans erreur et le mieux possible », mais il ne croyait pas dans les vertus d’une théorie de la connaissance se présentant comme l’inventaire raisonné des instruments nécessaires pour connaître. La bonne méthode consistait, pour lui, en une autoréflexion de la connaissance en acte : comme on prouve le mouvement en marchant, on édifie la science en connaissant (en forgeant progressivement ses outils) et non pas parce qu’on applique des méthodes qui supposeraient la connaissance déjà acquise. Soucieuse d’éviter la recherche à l’infini des moyens de connaître, l’argumentation de Spinoza n’a cependant pas empêché que la connaissance soit apparue comme un problème exigeant des théories. Aujourd’hui, de nombreux philosophes et hommes de science considèrent même comme étant de première urgence la tâche d’élaborer « une connaissance de la connaissance ». Leurs raisons méritent d’être brièvement examinées. Le mobile le plus immédiat qui nourrit l’enquête épistémologique résulte de la prise de conscience accrue de nos ignorances. Tout se passe comme si l’étendue de notre savoir jetait une ombre grandissante sur les objets auxquels s’appliquent nos facultés de connaître. Plus nous savons et plus nous découvrons combien nous ignorons. Personne ne croit plus, comme lord Kelvin au XIXe siècle, à l’achèvement prochain des sciences physiques, et l’on tend même à se résigner à ce que nous demeurent voilées les 10-43 premières secondes de l’univers. S’efforcer de comprendre pourquoi nous nous trompons, pourquoi nous errons, pourquoi nos connaissances semblent ainsi affectées d’une indélébile « tache aveugle » : telle est l’ambition initiale des théories de la connaissance, contemporaines des grandes découvertes scientifiques. Ignorance n’est pas innocence, et les hommes de science le savent bien. Les tiendrait-on, autrement, pour responsables des désordres que les applications de leurs travaux peuvent provoquer ? L’accusation qu’on leur porte d’être des « apprentis sorciers » traduit la conviction populaire qu’un savoir vrai et entier apporterait le bien tandis que leur demi-science serait grosse de tous les dégâts. En ce début de XXIe siècle, la réflexion sur les mécanismes qui engendrent les connaissances prend parfois la forme d’une autocritique : comment la science a-t-elle pu se rendre complice de tant d’horreurs ? Le XVIIIe siècle en espérait Lumières et Liberté, le XXe siècle a appris à la redouter comme l’agent des catastrophes les plus irréparables. Il y a de ce fait, dans le projet de connaître la connaissance, l’ambition de maîtriser la perversion toujours envisageable des instruments du progrès technoscientifique, le désir de restaurer la confiance du citoyen qui attend de la démocratie qu’elle conjugue et pondère l’un par l’autre le savoir et le pouvoir. C’est d’ailleurs sur le front de l’éthique et de la politique que certains hommes de science – comme Jacques Monod – n’hésitent pas à justifier leur intérêt pour le questionnement épistémologique : mettre en lumière les ressorts de la découverte scientifique, évaluer les moyens conceptuels à « l’œuvre pour constituer l’objectivité et interroger les modes d’organisation de la communauté des savants, n’est-ce pas militer pour les idéaux du siècle des Lumières : la Raison et le progrès moral ? Bien comprise, l’objectivité scientifique décrit et consacre l’intersubjectivité des hommes de science. Dans cette perspective, la théorisation de l’acte de connaître débouche sur l’éthique de la connaissance et sur le rêve d’une humanité délivrée des frayeurs qu’entretiennent les obscurantismes de toute sorte. À l’heure où l’on déplore volontiers la perte des repères symboliques et le triomphe d’un scepticisme généralisé, il paraît donc urgent de soutenir l’action des « travailleurs de la preuve », comme les nommait Gaston Bachelard, et de justifier leur vocation à la vérité. Si la caution du philosophe ne suffit pas, on ira chercher celle de l’économiste qui sait de quel poids la connaissance pèse désormais dans la balance des « nouveaux pouvoirs ». Le scénario des prospectivistes ne manque jamais de souligner que les savoirs seront au XXIe siècle l’une des sources essentielles de richesses. Au premier rang d’entre eux, Alvin Toffler va jusqu’à prédire la prochaine dématérialisation du capital et sa transformation en « symboles qui ne représentent eux- mêmes que d’autres symboles, enclos dans les mémoires et la pensée des hommes – ou des ordinateurs » [2]. Le travail de la terre et les machines industrielles seraient ainsi en passe de céder la place au savoir comme ressource économique dominante. Dans le droit-fil de la révolution informatique, le triomphe de l’« immatériel » annoncerait que le pouvoir appartiendra à celui qui sait manipuler les symboles, maîtriser les sources d’information, gérer et exploiter les connaissances. V oilà peut-être la raison ultime qui rend légitime l’intérêt accru pour les théories cognitives, les méthodes d’apprentissage, la logique floue*, la neurobiologie et les recherches sur la construction des savoirs. S’il ne s’exprime pas en philosophe, A. Toffler n’en réclame pas moins les efforts des théoriciens de la connaissance : « Le savoir est encore plus mal réparti que les armes et la richesse. Il en résulte qu’une redistribution du savoir (et surtout du savoir sur le savoir) est plus importante encore qu’une redistribution des autres ressources, qu’elle peut d’ailleurs engendrer. » [3] S’attacher à démonter les mécanismes de la connaissance, à identifier ses présupposés théoriques et à exprimer ses implications philosophiques : qui dira que cette entreprise est vaine si elle concourt à prévenir l’erreur, à maîtriser les conséquences des progrès technoscientifiques, à élucider les conditions d’une morale laïque et finalement à accueillir les promesses du futur ? Dans une large mesure, la sagesse de l’homme de ce début de siècle est solidaire de sa volonté d’interroger les sources et les voies de la connaissance. La Renaissance avait éprouvé cette solidarité d’où étaient issues les grandes figures de l’humanisme. Notes [1] La première occurrence d’un mot défini dans le glossaire est suivie d’un astérisque (*). [2] Alvin Toffler, Les nouveaux pouvoirs. Savoir, richesse et violence à la veille du XX I e siècle, Paris, Fayard, 1991. [3] Ibid. Première partie Chapitre I Antécédents philosophiques our qu’une théorie de la connaissance soit envisageable, il faut au moins que soient clairement distingués le sujet qui connaît et l’objet à connaître. De ce point de vue, une expérience cognitive minimale est requise, au terme de laquelle le sujet a dû éprouver la résistance de l’objet et se trouver en quelque sorte « déniaisé » sur ses dispositions à comprendre la réalité. Expérience d’une séparation, à la limite douloureuse, qui consacre la révélation du doute, ainsi que Hegel la décrit dans le premier chapitre de sa Phénoménologie de l’esprit. La conscience qui s’éprouve d’abord dans la « certitude sensible » en vient à désespérer d’elle-même, découvrant l’extrême précarité de son savoir, et elle se résout à la nécessité d’une réflexion théorique sur son pouvoir de connaître. La connaissance devient un problème théorique et non plus seulement une activité tournée vers le monde, dès lors que le savoir se révèle autre chose qu’une simple reproduction des réalités et s’impose comme le produit de l’élaboration du matériau auquel le sujet est d’abord confronté. Le théoricien de la connaissance se demande alors comment s’effectue cette élaboration qui a conduit au savoir, par quels prismes la réalité est passée avant de devenir un objet pour le sujet qui connaît. Il doit finalement se convaincre du fait que celui-ci a essentiellement à faire avec ses représentations, qu’il n’est pas de connaissance sans le truchement de signes pour interpréter le réel, et que, par conséquent, le mécanisme de production de ces représentations et de ces signes peut seul donner les clés de la compréhension du pouvoir de l’homme de s’assimiler ce qui n’est pas lui. Comment nos concepts, qui sont des synthèses, demandera Kant, peuvent-ils synthétiser des représentations sensibles d’une nature différente de la leur ? Comment ce qui est en-soi, dira Hegel, peut-il devenir pour-moi ? Telle est bien la formulation philosophique du problème de la connaissance qui met au premier plan la notion de représentation. Afin de résoudre ce problème, il se trouvera quelques philosophes pour tâcher de surmonter ou neutraliser l’espace qui sépare sujet et objet. Penseurs du système ou théoriciens de l’expérience mystique, ils associeront la finitude à la représentation et la philosophie à la quête de l’unité absolue. I. Assumer la rupture C’est au sortir de la Renaissance que se mettent en place les théories de la connaissance auxquelles se réfèrent aujourd’hui encore les philosophes et les scientifiques soucieux de dégager le sens et les implications de leurs démarches. Est-ce à dire qu’auparavant on n’interroge pas l’acte de connaître ? On ne saurait évidemment aller jusque-là, mais il est clair qu’avec les Temps modernes les pouvoirs humains uploads/Philosophie/les-theories-de-la-connaissance-besnier-jean-michel.pdf
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- Publié le Apv 21, 2021
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