LES PARADOXES DE L'ÉTERNITÉ CHEZ HEGEL ET CHEZ BERGSON Jean-Louis Vieillard-Bar

LES PARADOXES DE L'ÉTERNITÉ CHEZ HEGEL ET CHEZ BERGSON Jean-Louis Vieillard-Baron Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2001/4 n° 59 | pages 517 à 530 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130517252 DOI 10.3917/leph.014.0517 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2001-4-page-517.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ils ne sont pas platoniciens, ne mettent pas l’éternité au-dessus du temps, comme la caractéristique du monde intelligible, du domaine des νoPta. Il y a donc quelque chose de paradoxal à réintégrer l’éternité à une pensée qui la rejette fondamentalement. Mais, comme l’a dit admirablement Kierkegaard, une pensée sans paradoxe est comme un amant sans passion, une belle médiocrité. C’est la spécificité des penseurs originaux d’énoncer des paradoxes, parfois même sans s’en apercevoir. Ainsi j’ai pu exposer les paradoxes du moi chez Berg- son comme ces contradictions apparentes, en particulier entre continuité et discontinuité, qui affectent la conception du moi dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson. Mais la philosophie de Hegel elle-même repose sur un paradoxe fondamental qui est que l’absolu doit se nier lui- même pour être absolu, à savoir l’identité de l’identité et de la différence, avec laquelle Hegel inaugure sa propre pensée. Pour voir le caractère paradoxal, c’est-à-dire opposé à l’opinion com- mune, de leurs conceptions respectives de l’éternité, il faut partir de leur opposition commune aux thèses platoniciennes. Car, si, comme le dit Lévi- nas, « L’Europe, c’est la Bible et les Grecs », il importe de se référer aux Grecs comme au patrimoine philosophique commun ; Hegel a une affinité fondamentale avec Platon, Bergson avec Plotin. Et cependant ils s’opposent à l’éternité du monde intelligible. Puis on verra comment l’éternité est pensée comme présence et présent chez Hegel, comme présence et avenir chez Bergson. I. Le renversement du platonisme chez Hegel et chez Bergson La notion d’éternité chez Platon ne va pas de soi. Le terme ac°n n’est pas un terme univoque, comme l’a noté en son temps le Père Festugière, et plus récemment Rémi Brague. Il est néanmoins tout à fait clair que chez Pla- Les Études philosophiques, no 4/2001 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/01/2023 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.155.159) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/01/2023 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.155.159) ton l’éternité s’oppose aux deux formes principales du temps, crpnoV et g@nesiV (génésis), le temps de ce qui apparaît, et le monde de la génération, de ce qui naît et meurt. Mais la définition de l’éternité reste négative. Parmé- nide, dans son poème, considérait l’être comme éternel, n’ayant pas part au devenir, et comme immuable. Cette thèse négative concernant l’éternité est encore plus précise dans le traité d’Aristote, le De Cælo (I, 9, 279 a, 22-30), qui distingue l’âge ac°n (aion) et l’éternel 3`dioV (aidios), l’élément de « sans naissance » 3g@nnhtoV (agenètos) et l’élément d’indestructibilité 5fqartoV (aphtartos). Le terme platonicien d’éon ne désigne pas ici l’éternité, mais le temps total et infini, l’âge immortel et divin. Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur les interprétations possibles du temps image mobile de l’éternité du Timée (37 D). Ce qui est certain, c’est que les néo-platoniciens ont beaucoup surenchéri sur le terme d’éon et lui ont donné le sens philosophique tech- nique d’éternité. En effet, le commentaire de Proclus sur le Timée dit que seuls les gens les plus savants ont fait attention à l’éternité. « De fait, le senti- ment commun des hommes estime que le mot ac°n dérive de acei einai (aiei einai), comme le mot crpnoV de core`a (choreia), qui est un mouvement et qui a son être substantiel dans le devenir. »1 Le grand traité de Plotin por- tait sur l’éternité et le temps, en privilégiant très clairement l’éternité. Pour Proclus, l’éternité est ce qui est toujours ; elle est donc sempiternité. Le tou- jours se substitue au total. Mais l’éternité est pensée par rapport au temps. Le texte de Platon suggère l’inverse, à savoir penser le temps comme image mobile eck± kinhtpn tina ac²noV (eiko kinèton tina aionos) de l’éternité, puisqu’il évoque ceci au moment de la fabrication du monde par le démiurge et de la reproduction de l’âme du monde dans le corps du monde. Plotin suit à la lettre le propos de Platon en disant qu’il faut avoir contemplé (autrement dit analysé théoriquement) l’éternité pour pouvoir comprendre le temps. Déjà, chez Philon d’Alexandrie, on trouvait cette interprétation de Platon selon laquelle l’éon (ac°n) est tq crpnou par0deigma kaa 3rc@tupon (to chronou paradeigma kai archetypon)2. On voit qu’il faut l’assurance imparable de Heidegger pour affirmer de Hegel que sa pensée est, depuis la pensée antique et par suite chrétienne, « l’œuvre où la pensée de l’éternité s’est montrée la plus riche et la plus pro- fonde »3. Car on ne peut pas dire que Hegel pense le temps à partir de l’éternité ; si le temps est chez lui d’abord la succession, pensée dans la phi- losophie de la nature en suivant Aristote, ce temps est pensé à partir de la 518 Jean-Louis Vieillard-Baron 1. Commentaire sur le Timée, livre IV, 9, 15-18, trad. Festugière, Paris, Vrin, 1968, t. IV, p. 25 (modifiée). 2. De mutatione nominum, 267. 3. GW 39, 54-55 (texte cité par Christophe Bouton, « Éternité et présent selon Hegel », Revue philosophique, 1998, no 1, p. 49 ; article vis-à-vis duquel je tiens à souligner mon admira- tion), à moins que Heidegger ne comprenne en un sens très banal et peu analytique la « pensée de l’éternité » comme ayant pour contenu Dieu. Mais la confusion entre Dieu et l’éternité, qui est une source de malentendus sans fin, est peu probable de la part d’un pen- seur du temps. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/01/2023 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.155.159) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 03/01/2023 sur www.cairn.info via Ecole Normale Supérieure - Paris (IP: 129.199.155.159) Logique, c’est-à-dire de la science de la pensée pure, laquelle a pour terme premier le devenir, mouvement dialectique dans l’élément de la pensée pure. Jean Hippolyte, traducteur et commentateur de la Phénoménologie de l’esprit, faisait l’hypothèse exactement inverse de celle de Heidegger, à savoir que Hegel gauchissait le concept d’éternité dans le sens de la temporalité. On sait combien Heidegger critique le concept hégélien du temps, en le rame- nant au concept vulgaire du temps, c’est-à-dire à l’analyse que fait Aristote de la succession ; penser le temps, c’est penser selon l’avant et l’après (Phy- sique, IV). Or, en effet, quand il traite du temps, Hegel le considère comme le « concept qui est là » (der daseyende Begriff), c’est-à-dire comme le temps des choses. Il est donc succession. Mais ce n’est pas là le Temps en et pour soi ; c’est le temps de la nature, et donc même pas le temps de la conscience que traite la Phénoménologie de l’esprit. On peut craindre que si l’éternité joue, aux yeux de Heidegger, un grand rôle dans la pensée de Hegel, ce ne soit comme éternité du monde, thème fondamental de toute la pensée antique, soutenue aussi bien par Aristote que par les néo-platoniciens. La fabrication du monde dans le Timée de Platon n’apparaît pas contredire cette éternité, puisque cette création appartient à une histoire divine, mythique, hors du temps. Christophe Bouton fait remarquer que Hegel emploie le concept d’éternité dans la philosophie de la nature, ce qui tendrait à conforter l’hypothèse d’une éternité du monde en mode hégélien, c’est-à-dire de l’intégration du concept technique d’éternité à la nature qui est comme l’aliénation de l’Idée. Les autres usages du terme d’éternité seraient alors métaphoriques chez Hegel. Sans doute ceci montre à quel point la lecture de Platon et des néo-platoniciens a compté pour Hegel et a uploads/Philosophie/ eternite-hegel-bergson.pdf

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