«L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté» (entretien avec H. Bec
«L'éthique du souci de soi comme pratique de la liberté» (entretien avec H. Becker, R. Fornet- Betancourt, A. Gomez-Müller, 20 janvier 1984), Concordia. Revista internacional de filosofia, no 6, juillet-décembre 1984, pp. 99-116. Dits et Ecrits tome IV texte n° 356 - Nous voudrions tout d'abord savoir quel est l'objet de votre pensée actuellement. Nous avons suivi vos derniers développements, notamment vos cours au Collège de France en 1981-1982 sur l'herméneutique du sujet, et nous aimerions savoir si votre démarche philosophique actuelle est toujours déterminée par le pôle subjectivité et vérité. - En réalité, ce fut toujours mon problème, même si j'ai formulé d'une façon un peu différente le cadre de cette réflexion. J'ai cherché à savoir comment le sujet humain entrait dans des jeux de vérité, que ce soit des jeux de vérité qui ont la forme d'une science ou qui se réfèrent à un modèle scientifique, ou des jeux de vérité comme ceux qu'on peut trouver dans des institutions ou des pratiques de contrôle. C'est le thème de mon travail Les Mots et les Choses, où j'ai essayé de voir comment, dans des discours scientifiques, le sujet humain va se définir comme individu parlant, vivant, travaillant. C'est dans les cours au Collège de France que j'ai dégagé cette problématique dans sa généralité. - N'y a-t-il pas un saut entre votre problématique antérieure et celle de la subjectivité/vérité, à partir notamment du concept de «souci de soi» ? - Le problème des rapports entre le sujet et les jeux de vérité, je l'avais envisagé jusque-là à partir soit de pratiques coercitives comme dans le cas de la psychiatrie et du système pénitentiaire -, soit dans des formes de jeux théoriques ou scientifiques -comme l'analyse des richesses, du langage et de l'être vivant. Or, dans mes cours au Collège de France, j'ai essayé de le saisir à travers ce que l'on peut appeler une pratique de soi, qui est, je crois, un phénomène assez important dans nos sociétés depuis l'époque gréco-romaine -même s'il n'a pas été très étudié. Ces pratiques de soi ont eu dans les civilisations grecque et romaine une importance et surtout une autonomie beaucoup plus grande que par la suite, lorsqu'elles ont été investies, jusqu'à un certain point, par des institutions religieuses, pédagogiques ou de type médical et psychiatrique. - Il y a donc maintenant une sorte de déplacement : ces jeux de vérité ne concernent plus une pratique coercitive, mais une pratique d'autoformation du sujet. - C'est cela. C'est ce qu'on pourrait appeler une pratique ascétique, en donnant à ascétisme un sens très général, c'est-à-dire non pas le sens d'une morale de la renonciation, mais celui d'un exercice de soi sur soi par lequel on essaie de s'élaborer, de se transformer et d'accéder à un certain mode d'être. Je prends ainsi l'ascétisme dans un sens plus général que celui que lui donne, par exemple, Max Weber ; mais c'est tout de même un peu dans la même ligne. - Un travail de soi sur soi qui peut être compris comme une certaine libération, comme un processus de libération ? - Je serai là-dessus un peu plus prudent. J'ai toujours été un peu méfiant à l'égard du thème général de la libération, dans la mesure où, si l'on ne le traite pas avec un certain nombre de précautions et à l'intérieur de certaines limites, il risque de renvoyer à l'idée qu'il existe une nature ou un fond humain qui s'est trouvé, à la suite d'un certain nombre de processus historiques, économiques et sociaux, masqué, aliéné ou emprisonné dans des mécanismes, et par des mécanismes de répression. Dans cette hypothèse, il suffirait de faire sauter ces verrous répressifs pour que l'homme se réconcilie avec lui-même, retrouve sa nature ou reprenne contact avec son origine et restaure un rapport plein et positif à lui-même. Je crois que c'est là un thème qui ne peut pas être admis comme cela, sans examen. Je ne veux pas dire que la libération ou telle ou telle forme de libération n'existent pas : quand un peuple colonisé cherche à se libérer de son colonisateur, c'est bien une pratique de libération, au sens strict. Mais on sait bien, dans ce cas d'ailleurs précis, que cette pratique de libération ne suffit pas à définir les pratiques de liberté qui seront ensuite nécessaires pour que ce peuple, cette société et ces individus puissent se définir des formes recevables et acceptables de leur existence ou de la société politique. C'est pourquoi j'insiste plutôt sur les pratiques de liberté que sur les processus de libération, qui, encore une fois, ont leur place, mais ne me paraissent pas pouvoir, à eux seuls, définir toutes les formes pratiques de liberté. Il s'agit là du problème que j'ai rencontré très précisément à propos de la sexualité : est-ce que cela a un sens de dire «libérons notre sexualité» ? Est-ce que le problème n'est pas plutôt d'essayer de définir les pratiques de liberté par lesquelles on pourrait définir ce qu'est le plaisir sexuel, les rapports érotiques, amoureux, passionnels avec les autres ? Ce problème éthique de la définition des pratiques de liberté est, me semble-t-il, beaucoup plus important que l'affirmation, un peu répétitive, qu'il faut libérer la sexualité ou le désir. - L'exercice des pratiques de liberté n'exige-t-il pas un certain degré de libération ? - Oui, absolument. C'est là qu'il faut introduire la notion de domination. Les analyses que j'essaie de faire portent essentiellement sur les relations de pouvoir. J'entends par là quelque chose de différent des états de domination. Les relations de pouvoir ont une extension extrêmement grande dans les relations humaines. Or cela ne veut pas dire que le pouvoir politique est partout, mais que, dans les relations humaines, il y a tout un faisceau de relations de pouvoir, qui peuvent s'exercer entre des individus, au sein d'une famille, dans une relation pédagogique, dans le corps politique. Cette analyse des relations de pouvoir constitue un champ extrêmement complexe ; elle rencontre parfois ce qu'on peut appeler des faits, ou des états de domination, dans lesquels les relations de pouvoir, au lieu d'être mobiles et de permettre aux différents partenaires une stratégie qui les modifie, se trouvent bloquées et figées. Lorsqu'un individu ou un groupe social arrivent à bloquer un champ de relations de pouvoir, à les rendre immobiles et fixes et à empêcher toute réversibilité du mouvement -par des instruments qui peuvent être aussi bien économiques que politiques ou militaires -, on est devant ce qu'on peut appeler un état de domination. Il est certain que, dans un tel état, les pratiques de liberté n'existent pas ou n'existent qu'unilatéralement ou sont extrêmement bornées et limitées. Je suis donc d'accord avec vous que la libération est parfois la condition politique ou historique pour une pratique de liberté. Si l'on prend l'exemple de la sexualité, il est certain qu'il a fallu un certain nombre de libérations par rapport au pouvoir du mâle, qu'il a fallu se libérer d'une morale oppressive qui concerne aussi bien l'hétérosexualité que l'homosexualité ; mais cette libération ne fait pas apparaître l'être heureux et plein d'une sexualité où le sujet aurait atteint un rapport complet et satisfaisant. La libération ouvre un champ pour de nouveaux rapports de pouvoir, qu'il s'agit de contrôler par des pratiques de liberté. - Est-ce que la libération elle-même ne pourrait pas être un mode ou une forme de pratique de liberté ? - Si, dans un certain nombre de cas. Vous avez des cas dans lesquels, en effet, la libération et la lutte de libération sont indispensables pour la pratique de liberté. En ce qui concerne la sexualité, par exemple -et je le dis sans polémique, parce que je n'aime pas les polémiques, je les crois la plupart du temps infécondes -, il Y a eu un schéma reichien, dérivé d'une certaine manière de lire Freud ; il supposait que le problème était entièrement de l'ordre de la libération. Pour dire les choses un peu schématiquement, il y aurait désir, pulsion, interdit, répression, intériorisation, et c'est en faisant sauter ces interdits, c'est-à-dire en se libérant, qu'on résoudrait le problème. Et là je crois qu'on manque totalement -et je sais que je caricature ici des positions beaucoup plus intéressantes et fines de nombre d'auteurs -le problème éthique qui est celui de la pratique de la liberté : comment est-ce qu'on peut pratiquer la liberté ? Dans l'ordre de la sexualité, il est évident que c'est en libérant son désir qu'on saura comment se conduire éthiquement dans les rapports de plaisir avec les autres. - Vous dites qu'il faut pratiquer la liberté éthiquement... -Oui, car qu'est-ce que l'éthique, sinon la pratique de la liberté, la pratique réfléchie de la liberté ? -Cela veut dire que vous comprenez la liberté comme une réalité déjà éthique en soi-même ? -La liberté est la condition ontologique de l'éthique. Mais l'éthique est la forme réfléchie que prend la liberté. -L'éthique est ce qui se réalise dans la recherche ou le souci de soi ? -Le souci de uploads/Philosophie/ foucault-l-x27-ethique-du-souci-de-soi-comme-pratique-de-la-liberte.pdf
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- Publié le Apv 10, 2021
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