Michel Foucault, « Leçon sur Nietzsche » (1971), Leçons sur la volonté de savoi

Michel Foucault, « Leçon sur Nietzsche » (1971), Leçons sur la volonté de savoir, Paris, Gallimard, 2011, p. 195-123. LEÇON SUR NIETZSCHE • Comment penser 1 'histoire de la vérité avec Nietzsche sans s'appuyer sur la vérité La connaissance n'a pas d'origine, mais une histoire. La vérité aussi a été inventée, mais plus tard. -Désinvolture de Nietzsche, qui dissout l'impli- cation du savoir et de la vérité.- Sujet-objet, produits et non fondement de la connaissance.- La marque, le signe, le mot, la logique: instruments et non événements de la connaissance.- Une connaissance qui se déploie dans l'espace de la transgression. Jeu de la marque, du mot et du vouloir. La connaissance comme mensonge. -La vérité comme morale. Qu'est-ce qui articule volonté et vérité, la liberté ou la violence ? -Les paradoxes de la volonté de vérité. Il n'y a pas d'ontologie de la vérité. Illusion, erreur, men- songe comme catégories de distribution de la vérité non vraie. -Aristote et Nietzsche : deux paradigmes de la volonté de savoir. 1 - L'« INVENTION » DE LA CONNAISSANCE «Dans quelque coin perdu de cet univers dont le flamboiement se répand en d'innombrables systèmes solaires, il y a eu une fois un astre sur lequel des animaux intelligents ont inventé la connaissance. Ce fut l'instant du plus grand mensonge et de la suprême arrogance de 1 'histoire universelle » (1873) 1• Ce terme d' Erfindung 2, invention, renvoie à beaucoup d'autres textes. Partout ce terme s'oppose à l'origine. Mais il n'est pas synonyme de commencement3. Que la connaissance soit une invention signifie : 1/ qu'elle n'est pas inscrite dans la nature humaine, qu'elle ne forme pas le plus vieil instinct de l'homme. Mais surtout que sa possibilité n'est pas définie par sa forme même. * Conférence prononcée à l'université McGill (Montréal) en avrill97l. 196 La volonté de savoir La possibilité de la connaissance n'est pas une loi formelle; elle trouve sa possibilité dans un espace de jeu où il est question de tout autre chose 4 qu'elle, c'est-à-dire: des instincts et non pas de la raison, du savoir ou de l'expérience; du doute, de la négation, de la dissolution, de la tempo- risation et non pas de 1 'affirmation, de la certitude, de la conquête, de la sérénité. «Il n'y a pas d"'instinct de la connaissance"; l'intellect est au service des divers instincts s. » Ce qu'il y a derrière la connaissance est le tout autre, ce qui lui est étranger, opaque, irréductible. La connaissance ne se précède pas elle-mêrne; elle est sans préalable, sans secrète anticipation. Derrière la connaissance, le mur de la non-connaissance. Différence donc d'avec l'empirisme qui derrière la connaissance place la perception ou la sensation ou l'impres- sion ou en général la représentation ; 2/ qu'elle est sans modèle, qu'elle n'a pas une garantie extérieure dans quelque chose comme un intellect divin. Aucun prototype de connaissance n'a précédé la connaissance humaine. Elle n'a pas été volée par quelque Prométhée à un feu initial et divin. Elle n'a pas été imitée par l'intelligence humaine se souvenant d'un spectacle divin. Pas de réminiscence ; 3/ que [la connaissance] ne s'articule pas comme une lecture, un déchif- frement, une perception ou une évidence sur la structure du monde. Les choses ne sont pas faites pour être vues oq connues. Elles ne tournent pas 1 vers nous un visage intelligible qui nous \regarderait et attendrait que notre regard les croise. Les choses n'ont pas: -un sens caché qu'il faudrait déchiffrer, -[une] essence qui constituerait leur nervure intelligible. [Elles] ne sont pas : - des objets obéissant à des lois. «Le caractère du monde est au contraire celui d'un chaos éternel, non du fait de l'absence de nécessité, mais du fait d'une absence d'ordre, d'enchaînement, de forme, de beauté, de sagesse [ ... ]. Il ne cherche nullement à imiter l'homme [ ... ].Il ignore toute loi. Gardons-nous de dire qu'il en existe dans la nature [ ... ]. Quand toutes ces ombres de Dieu cesseront-elles de nous obscurcir? Quand aurons-nous totalement dédivinisé la nature? 6 » Enfin cela veut dire : 4/ que [la connaissance] est le résultat d'une opération complexe. Leçon sur Nietzsche 197 «Non ridere, non lugere, neque detestari, sed intelligere !, dit Spinoza 1 de cette manière simple et sublime qui lui est propre. Cependant qu'est- ce au fond, que cet intelligere, sinon la forme même dans laquelle les trois autres [passions] deviennent sensibles d'emblée? Un résultat de ces différentes et contradictoires impulsions que sont les volontés d'ironiser, de déplorer et de honnir? Avant qu'un acte de connaissance fût possible, il a fallu que chacune de ces impulsions manifestât préalablement son avis partiel sur l'objet ou l'événement; ultérieurement se produisit le conflit entre ces partialités et, à partir de là, parfois un état intermédiaire, un apaisement, une concession mutuelle entre les _trois impulsions, une sorte d'équité et de pacte entre elles car, à la faveur de l'équité et du pacte, ces trois impulsions peuvent s'affirmer dans l'existence et garder mutuellement raison. Nous qui ne prenons conscience que des dernières scènes de concilia- tion, des derniers règlements de comptes de ce long processus, nous pensons de ce fait qu'intelligere, "comprendre", constituerait quelque chose de conciliant, de juste, de bien, quelque chose d'essentiellement opposé aux instincts: alors qu'il ne s'agit que d'un certain rapport des instincts entre eux. [ ... ] Dans toute connaissance il y a peut-être quelque chose d'héroïque mais rien de divin 8• » Il faut préciser un peu en quoi consiste cette opération complexe : a- Elle s'apparente d'abord à la méchanceté- rire, mépriser, détester. Il ne s'agit pas de se reconnaître dans les choses mais de s'en tenir à distance, de s'en protéger (par le rire), de s'en différencier par la déva- lorisation (mépriser), de vouloir les repousser ou les détruire (detestari). ~re, dévalorisante, différenciante, la connaissance n'est ni de l'ordre de 1' Of.LOLroau; ni de 1 'ordre du bien. b- C'est une méchanceté tournée aussi vers celui qui connaît. La connaissance s'oppose à une« volonté d'apparence, de simplification, de masgue, de manteau, de surface- car toute surface est un manteau [ ... ]. - [Elle] veut prendre les choses d'une façon profonde, multiple dans leur essence [ ... )9 », «tandis qu'il [=l'homme] force son esprit à la connais- sance, contre le penchant de l'esprit et souvent même contre le vœu même de son cœur[ ... ] [d'] affirmer, aimer, adorer [ ... ] 10 ». Ce qui introduit doute, temporisation. La connaissance s'oppose à l'utilité, car elle est un jeu où il s'agit de faire place au pour et au contre 11 • Mais ce jeu ne fait que transposer la méchanceté. Apparition du combat intellectuel, de la rivalité 12• Dans 198 La volonté de savoir Aurore, au paragraphe 429, la connaissance apparaît comme renonciation au bonheur «d'une illusion solide et vigoureuse». Cette renonciation a maintenant pour nous tellement de charme que nous ne pourrions pas y renoncer 13• Cette méchanceté, c'est celle qui va derrière la surface des choses cher- cher le secret, essayer d'en extraire une essence derrière l'apparence, une puissance derrière le scintillement fugitif, une maîtrise. Et pour ce faire on emploie tous les moyens de la ruse et de la séduction, de la violence et de la douceur à l'égard de la chose 14• Mais c'est aussi ce qui, dans ce secret enfin fracturé, sait reconnaître qu'il n'y a encore que del' apparence, qu'il n'y a aucun fondement ontologique. Et que l'homme lui-même, qui connaît, est encore et toujours apparence 15 • La connaissance, ce n'est pas l'opération qui détruit l'apparence (soit en l'opposant à l'être comme le fait Platon, soit en démasquant l'objet= x qui se cache au-delà d'elle); ce n'est pas non plus le vain effort qui demeure toujours dans l'apparence (à la manière de Schopenhauer). C'est ce qui constitue indéfiniment la nouveauté de l'apparence dans la percée de l'apparence. La connaissance, c'est bien ce qui va au-delà de l'apparence, ce qui méchamment la détruit, la soumet à la question, lui arrache ses secrets. Une connaissance qui reste au niveau de ce qui se donne comme apparence ne serait point une connaissance. Contre la douceur accueillante d'un phénomène, il faut dresser l'achar- nement meurtrier du savoir. Mais c'est ce qui dans ce travail n'estjamais récompensé par un accès à l'être ou à l'essence, mais suscite de nouvelles apparences, les fait jouer les unes contre les autres et les unes au-delà des autres. De là un certain nombre de conséquences : a- L'instinct, l'intérêt, le jeu, la lutt9 ne sont pas ce par rapport à quoi s'arrache la connaissance. Ce n'est point le motif inavouable, l'origine contraignante et vite oubliée. C'en est le support permanent, perpétuel, inévitable, nécessaire. On le retrouvera dans les sciences. Et se posera le problème de l'ascétisme, de la connaissance objective. b- La connaissance sera toujours p~rspective, inachevée; elle ne sera jamais close sur elle-même ; elle ne sera jamais adéquate à son objet; elle sera toujours séparée d'une chose en soi, mais ni au sens uploads/Philosophie/ foucault-lec-on-sur-nietzsche.pdf

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