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1 1969 - Grand entretien avec Martin Heidegger L'Express a eu le privilège de rencontrer le penseur allemand et de l'interroger longuement sur sa postérité. Grand entretien avec Martin Heidegger. L'Express du 20 octobre 1969. Dans L'Express du 20 octobre 1969 Martin Heidegger vient de fêter son 80e anniversaire. Il est à la fois illustre et inconnu. Illustre, parmi tous ceux qui, à travers le monde, ont eu le goût, la faculté et le loisir de s'intéresser à la philosophie et de pénétrer une oeuvre d'une rare difficulté. On mesurera son empreinte sur la pensée de ce temps en sachant que plus de 3000 travaux lui ont déjà été consacrés. Inconnu, il l'est demeuré de cette part immense que constituent tous ceux qui n'ont pas pu, ni en France ni ailleurs, accéder à l'enseignement de la philosophie, ni même à son langage. En publiant 2 l'entretien que Martin Heidegger a bien voulu accorder, bien qu'il vive à l'écart de toute vie publique, à notre collaborateur Frédéric de Towarnicki, accompagné de Jean-Michel Palmier (auteur des Ecrits politiques de Heidegger), L'Express ne prétend pas vulgariser le contenu d'une oeuvre immense. Mais apporter un document très rare, et non rébarbatif, sur la pensée de l'homme qui fut sans doute le premier à élever la technique au rang d'une question philosophique essentielle. On le considère souvent comme l'un des penseurs de "l'ère planétaire, caractérisée par le règne mondial de la technique". Une bonne part de son oeuvre est une interrogation passionnée sur le monde moderne. Né à Messkirch, Martin Heidegger n'a jamais quitté la Forêt-Noire. C'est à l'université de Fribourg qu'il enseigna toute sa vie. C'est à Fribourg qu'il travaille encore aujourd'hui. Il fut élu recteur de cette université en 1933, date où se situe l'épisode tragique qui a assombri sa vie. Pendant quelques mois, il crut sincèrement que le "parti national- socialiste ouvrier allemand" allait réduire et transformer la misère de l'Allemagne. La désillusion fut rapide et totale. Nombreux sont ceux qui, jamais, ne lui pardonnèrent son erreur, tandis que d'autres se sont attachés à rétablir les faits. A l'hommage collectif qui lui fut offert en Allemagne pour son 70e anniversaire, des physiciens tels que Werner Heisenberg ou Carl Friedrich von Weizsäcker se sont joints. Admiré ou détesté, souvent redouté, voici Martin Heidegger, à 80 ans, dans sa retraite, "solitaire, mais pas forcément aigri". L'Express : On vous considère, Monsieur, comme le dernier philosophe de la tradition occidentale, celui qui achève cette tradition, et aussi comme celui qui a tenté d'ouvrir une autre manière de questionner. Aujourd'hui, la crise de l'Université s'accompagne d'une suspicion grandissante quant au sens même de la philosophie. Pour beaucoup, celle-ci n'a plus de raison d'être, elle est devenue inutile... Martin Heidegger : Mais c'est ce que j'ai toujours pensé moi-même. Dans mon cours "Introduction à la métaphysique" de 1935, je l'avais déjà affirmé : la philosophie est toujours intempestive. C'est une folie. Une folie ? La philosophie est essentiellement intempestive parce qu'elle appartient à ces rares choses dont le destin est de ne jamais pouvoir rencontrer de résonances immédiates. 3 Que représente donc la philosophie ? C'est une des rares possibilités de l'existence qui soit autonome et créatrice. Sa tâche originelle est de rendre les choses plus lourdes, plus difficiles. Peut-elle alors, selon vous, jouer un rôle dans la transformation du monde, comme le voulait Karl Marx ? La philosophie ne peut jamais d'une façon immédiate apporter les forces ou créer les formes d'action et les conditions qui suscitent une action historique. Mais, alors, quel est son sens ? Ce n'est pas un "savoir" que l'on puisse acquérir et utiliser directement. Elle ne concerne jamais qu'un nombre restreint d'hommes. Elle ne peut être appréciée par des critères communs. On ne peut rien en faire : c'est elle qui fait quelque chose de nous si l'on s'y engage. Pouvez-vous préciser ce que vous voulez dire ? Au cours de leur développement historique, les peuples se posent toujours beaucoup de questions. Mais c'est cette seule question : "Pourquoi y a-t-il de l'étant et non pas rien ? Qui a décidé de tout le destin du monde occidental : à travers les réponses qui y furent données par les présocratiques, voilà deux mille cinq cents ans. Et pourtant, aujourd'hui, le sens de cette question n'inquiète plus personne. Vous affirmez volontiers qu'être attentif à l'essence du monde présent, c'est méditer les sentences des penseurs pré-socratiques : Parménide, Héraclite... Oui, mais aujourd'hui, en Allemagne ou ailleurs, on ne les lit plus guère. Quel lien nous unit, selon vous, à ces penseurs si lointains ? 4 Dans mon cours "Introduction à la métaphysique", j'ai montré pourquoi toutes les questions de la philosophie commençaient avec eux. C'est dans leurs sentences poétiques qu'a pris naissance le monde occidental. Et la technique moderne ? J'ai écrit que la technique moderne, bien qu'étant complètement étrangère à l'Antiquité, y trouve son origine essentielle. Est-il vrai que depuis 1907, sans aucune exception, vous lisez pendant une heure au moins les penseurs et les poètes grecs : Homère, Pindare, Empédocle, Sophocle, Thucydide ? Tous les jours. Sauf pendant les années de la guerre. Pensez-vous qu'il faille retourner aux sources de la pensée grecque ? Retourner ? Une renaissance moderne de l'Antiquité ? Ce serait absurde, et d'ailleurs impossible. La pensée grecque ne peut être qu'un point de départ. Le rapport des penseurs grecs à notre monde moderne n'a jamais été aussi présent. Cette réticence à interroger la tradition ne tient-elle pas aux nécessités du monde moderne ? Quelles nécessités ? En particulier, cette opposition radicale qui, depuis Marx, sépare une vision théorétique du monde d'une vision pratique qui veut, elle, le transformer. La onzième thèse de Marx sur Feuerbach (1) ? Aujourd'hui, l'action seule ne changera pas l'état du monde sans l'interpréter auparavant. Mais, à présent, on interroge plus volontiers Marx, Freud, ou encore Marcuse, que Parménide et Héraclite. C'est ce que je dis. 5 C'est ce lien entre la métaphysique des Grecs et la technique moderne que vous vouliez souligner en disant qu'en quelque sorte la bombe atomique avait commencé d'exploser dans le poème de Parménide, voilà deux mille cinq cents ans ? Oui, mais il faut se méfier des formules privées de leur contexte. Je pense, en effet, que c'est dans le poème de Parménide, et l'interrogation qu'il instaure, que s'est mise en marche la possibilité de la science future. Mais le danger de la formule serait de faire croire qu'il s'est agi là d'un processus inéluctable, d'une nécessité fatale de type hégélien. L'Histoire aurait pu prendre un autre cours ? Comment savoir ? Pour moi, rien n'est fatal. L'Histoire n'obéit pas à un déterminisme de type marxiste. Pas plus que la philosophie ou la politique. Les physiciens qui ont cherché les lois de la fission nucléaire n'ont pas voulu fabriquer la bombe atomique. Et, pourtant, c'est ce qu'ils ont fait. Est-il vrai que vous ayez dit, en parlant de votre ouvrage Etre et temps : C'est un livre dans lequel j'ai voulu trop vite aller trop loin" ? Je l'ai dit. Ce n'est pas que j'en sache tellement plus aujourd'hui. Mais ce que je mets en question à présent, je ne pouvais le faire à l'époque, c'est-à- dire aborder la question de l'essence de la technique, son sens dans le monde moderne. En somme, il m'a fallu trente années de plus. On vous représente parfois comme un contempteur de la technique et du monde moderne. C'est absurde. Ce qui importe, c'est l'avenir. Vous êtes le premier à avoir parlé d' "ère de la technique planétaire". Qu'entendez-vous par là ? L'ère planétaire, l'ère atomique sont des expressions qui désignent l'aube des temps qui sont en train d'advenir. Nul ne peut prévoir ce qu'ils seront. Nul ne sait alors ce que sera la pensée. 6 L'époque de la technique planétaire marque-t-elle la fin de la métaphysique ? Non. Elle n'est que son accomplissement. Sans Descartes, le monde moderne eût été impossible. Comment posez-vous le problème de la technique ? Tant qu'on se contente de maudire la technique ou de la glorifier, on ne parvient jamais à saisir ce qu'elle est. Il faut la questionner. Que veut dire "questionner la technique" ? Questionner, comme je l'ai dit, c'est travailler à un chemin, le construire. Questionner l'essence de la technique, c'est préparer un libre rapport à elle. La technique, ce n'est pas la même chose que l' "essence" de la technique. Qu'entendez-vous par "essence" ? L'essence d'un arbre n'est pas un arbre qu'on puisse rencontrer parmi les autres arbres. Et si nous ne pensons pas cette essence de la technique ? Alors, nous lui serons enchaînés et privés de liberté, que nous l'affirmions avec passion ou que nous la niions. Car la technique n'est pas quelque chose de neutre. C'est justement lorsqu'on imagine qu'elle est neutre que nous lui sommes livrés pour le pire. Selon vous, le monde moderne n'a pas encore "pensé" la technique ? J'ai écrit dans une conférence : "A force de technique, nous ne percevons pas encore l'être uploads/Philosophie/ grand-entretien-avec-martin-heidegger-l-x27-express-du-20-octobre-1969.pdf

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