01/11/2017 Lectures de Michel Foucault. Volume 2 - Foucault, une pensée de la r
01/11/2017 Lectures de Michel Foucault. Volume 2 - Foucault, une pensée de la rupture - ENS Éditions http://books.openedition.org/enseditions/1211 1/13 1 ENS Éditions Lectures de Michel Foucault. Volume 2 | Emmanuel Da Silva Foucault, une pensée de la rupture Jacques d’Hondt p. 13-22 Texte intégral À l’égard de leur passé, et particulièrement de leur passé intellectuel, l’attitude des hommes peut varier considérablement, jusqu’à la contradiction. Certains s’imaginent que rien ne change, qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil, et ils recherchent avidement les témoignages de la permanence fondamentale des institutions, des façons de vivre, des manières de penser. Ils cultivent avec fidélité le sens de la transmission respectueuse de ce qui est établi. Tout ce qui vient du passé mérite leur déférence. 01/11/2017 Lectures de Michel Foucault. Volume 2 - Foucault, une pensée de la rupture - ENS Éditions http://books.openedition.org/enseditions/1211 2/13 2 3 4 Cet attachement au passé se durcit souvent en un traditionalisme obtus, hostile à toute nouveauté, à toute invention, à tout progrès. On ne relit pas sans plaisir, à ce propos, dans Le Soulier de satin, les railleries de Paul Claudel à l’égard de ce traditionalisme aveugle. L’un des personnages que le poète brocarde s’écrie : « Vous l’avez dit, cavalier, il devrait y avoir des lois pour protéger les connaissances acquises »1 ! Claudel se souvenait peut-être, écrivant cela, qu’en 1624 le parlement de Paris, pressentant sans doute l’audace que la philosophie de Descartes allait encourager, avait rendu un arrêt menaçant de mort « quiconque enseignerait des doctrines contraires à celles des auteurs anciens et approuvés ». Ces tentatives pour figer, pour fixer une fois pour toutes la pensée, se sont renouvelées cycliquement au cours de l’histoire, et elles se sont chaque fois couvertes finalement de ridicule. Rappelons que la dernière intervention de la Sorbonne pour obtenir l’interdiction de l’enseignement de la philosophie de Descartes, en 1674, ne produisit, comme effet notable, que la riposte satirique de Boileau dans son Arrêt burlesque. La malveillance se perdait en dérision. De fait, malgré toutes les résistances et toutes les entraves sociales et administratives, la connaissance humaine n’a jamais cessé de progresser, ou, en tout cas, de changer. Alors, du lieu intellectuel où nous sommes nous-mêmes placés, nous contemplons rétrospectivement tout ce mouvement et nous avons le sentiment d’en suivre le sens général, de le comprendre. Les philosophes s’efforcèrent fréquemment, en ses diverses étapes, d’en saisir le principe, d’en discerner le moteur, de l’expliquer. Ils le firent de manière très variée, mais du moins s’entendaient-ils sur le constat originaire : il y a un progrès continu de la pensée humaine. Cela semblait si évident qu’ils l’exprimèrent dans des images banales, accueillies volontiers par le public. Ainsi Pascal, partisan des Modernes dans la fameuse querelle, a-t- il choisi une image que, me semble-t-il, Michel Foucault garde toujours en mémoire pour la récuser : « Toute la succession des hommes, pendant la longue suite des siècles, doit être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Comment 01/11/2017 Lectures de Michel Foucault. Volume 2 - Foucault, une pensée de la rupture - ENS Éditions http://books.openedition.org/enseditions/1211 3/13 5 6 7 suggérer mieux l’idée du continuisme épistémologique contre lequel Foucault s’est d’abord insurgé ? On peut toutefois préférer d’autres métaphores. Les uns se représentent la construction d’un bâtiment auquel les générations successives apportent chacune sa pierre, comme il en fut pour les cathédrales au Moyen Âge. Toutefois, ils remarquent avec quelque dépit que la construction séculaire de la cathédrale avait eu besoin d’un plan préalable, et que les fondations avaient été calculées pour supporter les charges qui, de décennie en décennie ou de siècle en siècle, allaient s’accumuler sur elles. Mais on peut se demander s’il en va de manière semblable dans la construction des sciences. À cause de cette inquiétude peut-être, Claude Bernard choisissait de reprendre la célèbre comparaison de Bernard de Chartres. Il disait : « Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin qu’eux ». Marx évoquera, à son tour, « l’activité de toute une série de générations dont chacune se hissait sur les épaules de la précédente »2. Tout de même, les premiers grands penseurs qui constituent les piliers de cette pyramide athlétique de la science devaient être bien vigoureux ! D’autant plus que c’est une pyramide renversée ! Il n’y a que quelques savants antiques, Euclide, Thalès, et des myriades de savants modernes pesant sur ces premiers fondateurs. Quand le seuil de leur résistance est franchi, la pyramide s’écroule, et l’on peut imaginer, au spectacle de cette débâcle, le rire de Michel Foucault, un rire qui ne restait pas toujours silencieux. Dans la vision continuiste des choses, le savoir s’élaborerait d’une manière en quelque sorte cumulative, continûment progressive, sans remise en question de ses antécédents, sans destructions, sans décalage. Une telle élaboration du savoir implique que tous les individus, et spécialement tous les savants, représentent des exemplaires d’un même type fondamental, des « clones » intellectuels, identiques les uns aux autres, pour l’essentiel. Autrement dit, il y aurait une essence de l’homme pensant, invariable en sa capacité de connaître et à laquelle on pourrait rapporter légitimement 01/11/2017 Lectures de Michel Foucault. Volume 2 - Foucault, une pensée de la rupture - ENS Éditions http://books.openedition.org/enseditions/1211 4/13 8 9 10 11 toutes les connaissances concrètes, dans leur infinie variété. Le progrès dans l’acquisition et l’affinement de ces connaissances se poursuivrait imperturbablement… Il y avait là une vision ou une conception rationnelle et même rationaliste, une représentation lumineuse de la progression constante de la science, qui s’alliait à une grande confiance dans la civilisation et qui s’associait à un grand espoir de succès dans l’action des hommes pour améliorer leur existence collective. On ne peut comprendre le renoncement au continuisme épistémologique sans prendre en compte l’effondrement spectaculaire des conditions globales de l’action humaine et la désespérance intime de notre temps. À un certain moment – entre 1950 et 1960 – nos contemporains ont perdu leur optimisme d’antan, ont renié la cohérence de la vie, qui implique la continuité, n’ont plus été sensibles à cette clarté. En France, s’est peu à peu précisée une conception discontinuiste du passé humain, et s’est développée progressivement – si l’on ose lui appliquer un tel adverbe ! – une sorte d’ » idéologie de la rupture ». L’un des philosophes français qui, par leurs œuvres prestigieuses, ont déclenché ce mouvement, c’est Gaston Bachelard. Il introduit dans l’histoire de la science le concept de « coupure épistémologique ». Sa grande influence sur la philosophie moderne est due au sérieux et à la profondeur de sa pensée, à sa compétence scientifique, et aussi peut- être, non sans quelque paradoxe, à la sympathie que sa personnalité attachante faisait naître spontanément, à la bonté, à l’affabilité qui émanaient de ce « philosophe du non », de ce théoricien du refus et du rejet. Son regard et son sourire étaient aussi accueillants que sa philosophie était polémique et agressive. Il pensait contre. Et principalement contre tout ce qui manquait de sérieux scientifique, de rigueur, d’objectivité. En ce qui concerne l’exigence de rigueur dans le travail scientifique, il ne pardonnait aucune défaillance. Il convient toutefois de remarquer que, théoricien éminent de la « coupure épistémologique », il n’allait pas jusqu’à exclure toute continuité. Ainsi, écrivait-il que « même dans l’évolution historique d’un problème particulier, on ne peut cacher de véritables 01/11/2017 Lectures de Michel Foucault. Volume 2 - Foucault, une pensée de la rupture - ENS Éditions http://books.openedition.org/enseditions/1211 5/13 12 13 ruptures, des mutations brusques, qui ruinent la thèse de la continuité épistémologique »3. Il y a donc bien, selon lui, des mutations brusques, des ruptures, mais, comme il le précise, « dans l’évolution historique d’un problème parti culier ». Le « problème particulier » garde sa singularité et son identité, malgré les fractures qui affectent son traitement, comme un alexandrin reste lui-même malgré sa césure, ou même à cause d’elle. Foucault, lui, s’intéressera plutôt aux ruptures entre les problèmes ou, mieux, entre les problématiques. Les disciples de Bachelard ont en effet accentué et radicalisé son « rupturalisme ». Le structuralisme les y a aidés. Des savants, et surtout des historiens et des théoriciens de la science, décèlent une unité fondamentale du savoir scientifique et de ses procédés de constitution, dans les différents domaines soumis à l’investigation, à l’intérieur d’une même époque, comme on peut le dire schématiquement, bien que cette détermination chronologique ne soit ni décisive, ni ultime. Ils réussissent assez aisément à découvrir ou à instituer en tout domaine concret un ordre des raisons, plus topologique que chronologique, au mépris ou dans l’oubli des contradictions internes effectives qui déchirent l’objet étudié. Michel Foucault s’est situé dans ce courant – bien entendu, à sa manière propre –, il s’est laissé emporter par lui et, en même temps, il l’a encouragé et l’a fait déborder exemplairement. Entre autres entreprises remarquables, il examine la civilisation occidentale, du XVIe siècle à nos jours, uploads/Philosophie/ foucault-une-pensee-de-la-rupture.pdf
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- Publié le Mai 27, 2022
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