Pierre Fournier Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté,

Pierre Fournier Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur Résumé La relation d’enquête ethnographique quand elle est assumée comme telle (entretien, présence longue à découvert...) déclenche des mécanismes cognitifs chez l’enquêté. En effet, la présentation que l’enquêteur donne de lui-même ne suffit pas toujours à lever l’indétermination qui l’entoure. Le sexe et l’âge figurent parmi les rares informations indiscutables dont dispose immédiatement l’enquêté pour "compléter" la perception qu’il a de l’enquêteur de façon à ajuster son discours ou son comportement à la requête de celui-ci. Pour ne pas se méprendre sur l’interprétation du matériau recueilli, il convient donc d’analyser la relation d’enquête comme rapport social de sexe, d’âge, voire de classe. C’est même une piste pour éprouver la validité de l’interprétation globale en testant sa cohérence avec l’interprétation qu’a l’enquêté de la relation d’enquête. Abstract People under observation need to be told about the investigation — at least in ethnography based on interviews and overt ethnography. What the researcher says about his/her project and about him — or herself, however, does not usually clarify the research relationship. Identifying characteristics such as the investigator’s sex and age are, in practice, the first step in recognizing the intention of an investigation. Subjects can then use such information in order to adjust their perceptions of what the investigator says about his/her job. This promotes a change in subjects’ discourse and practices in relation to the researcher. Analyzing the fieldwork relationship as a social relationship, influenced by gender, age and even possibly class, is an important way to avoid misunderstanding empirical material. It is also a good way to test the general interpretations of the research : these interpretations should be coherent with the interpretation of the investigative relationship. Pour citer cet article : Pierre Fournier. Le sexe et l’âge de l’ethnographe : éclairants pour l’enquêté, contraignants pour l’enquêteur, ethnographiques.org, Numéro 11 -octobre 2006 [en ligne]. http://www.ethnographiques.org/2006/Fournier.html (consulté le [date]). Sommaire Introduction Une anecdote sans doute emblématique La relation d’enquête : un contrat incomplet Une question-clef pour l’ethnographie à découvert Sexe et âge parmi les premiers repères donnés à l’enquêté La relation d’enquête : une relation sociale à part Une conversation de train improbable et risquée Donner sens à la relation d’enquête pour y faire face : le point de vue de l’enquêté Au défi de la valorisation de soi Solder des comptes par procuration Peine perdue pour une reconnaissance impossible Accueillir comme on aurait aimé être accueilli Sexe et âge encombrent l’enquêteur mais ouvrent des pistes inattendues Notes Bibliographie Introduction Au début des années 2000, une expérience de pédagogie inductive, menée à l’EHESS-Marseille, propose de former les étudiants de master à l’enquête de terrain par la pratique directe, réfléchie ensuite en séminaire. Le terrain retenu par les enseignants est bien connu d’eux puisqu’il s’agit d’une grande rue de Marseille sur laquelle ils travaillent depuis 1996 dans le cadre d’une recherche aujourd’hui publiée (Fournier, Mazzella, 2004). La consigne donnée aux étudiants est d’aller recueillir des histoires familiales à partir d’entretiens biographiques auprès de résidents ou d’occupants de cette rue de façon à situer les enquêtés dans leurs relations avec l’espace et dans la relation de leur famille avec la ville. Il s’agit donc de mener des entretiens approfondis de façon répétée avec des enquêtés choisis pour leur lien avec cette rue. Dans ce cadre, Caroline R. rencontre un bijoutier. Il nous a été présenté un an plus tôt par un collègue chercheur résidant dans le même immeuble et qui a déménagé depuis. Prenant argument de son installation déjà ancienne dans la rue et de sa bonne connaissance des commerçants voisins, nous lui demandons s’il est prêt à en parler avec Caroline R. Il donne son accord et les deux premiers entretiens confirment qu’il a à la fois une histoire riche par son épaisseur, par des rattachements multiples à la rue, et une véritable envie d’aider Caroline à s’y retrouver. C’est là que survient un problème qui engage le sexe de l’ethnographe. Une anecdote sans doute emblématique Au troisième entretien dont elle est convenue avec Michel N., à 12h30, dans la bijouterie, à une heure où il lui a dit être toujours dans la boutique, ce qu’elle a déjà pu constater, Caroline trouve porte close. Et au nouveau rendez-vous qu’elle obtient quelques jours plus tard, le bijoutier lui fait une déclaration d’amour. Comment comprendre cet “incident” de terrain ? En invoquant un malentendu autour de la relation d’enquête et en imputant cette méprise à la maladresse d’une débutante ? La répétition de difficultés sérieuses chez plusieurs étudiants du groupe, avec des manifestations et des conséquences diverses sur lesquelles on reviendra, semble confirmer cette hypothèse. A moins que le cadre pédagogique n’ait eu pour effet que de rendre flagrant des problèmes plus généraux, qui valent ailleurs mais passent souvent inaperçus. Survenant lors de premiers entretiens, à l’entrée sur le terrain, à un moment de l’enquête où l’implication dans la recherche et l’enthousiasme pour les informations recueillies n’éclipsent pas encore toute interrogation sur les modalités d’investigation, les choses peuvent encore être senties. D’autant que la dimension réflexive du séminaire y invite. Alors, les quiproquo, au sens de quelqu’un pris pour quelqu’un d’autre, que font voir ces incidents ont-ils des équivalents à des degrés divers — souvent moindres sans quoi ils alerteraient immanquablement [1] — dans toute enquête ethnographique ? Peut-on les expliquer en considérant que la relation d’enquête s’appuie sur un contrat incomplet passé entre l’enquêteur et l’enquêté, qui autorise des malentendus ? La relation d’enquête : un contrat incomplet L’expression de contrat incomplet est reprise aux “nouvelles” théories du marché du travail qui l’appliquent au contrat de travail. Celui-ci diffèrerait du contrat ordinaire de fourniture qu’est le contrat commercial. Le travail n’est pas une marchandise négociable sur un marché tout à fait comparable à celui des biens. A la main invisible du marché dont parlait Adam Smith, il faut rajouter une « poignée de main » s’agissant de la négociation de la force de travail (Garnier, 1986), c’est-à-dire qu’une relation de confiance est nécessaire, sans quoi la mobilisation de la force de travail reste incertaine après l’établissement du contrat : elle dépend de l’attitude ultérieure des partenaires contractants. La relation d’enquête semble entourée du même type d’indétermination, même après la présentation par l’enquêteur du projet d’investigation et la formulation d’un accord de la part de l’enquêté, même dans les contextes où est prévu un accord écrit, contresigné par les parties, sur la base d’une présentation précise et détaillée comme cela se pratique aux Etats-Unis ? Quand ils donnent leur accord, les enquêtés savent-ils à quoi ils s’engagent ? S’ils ne savent pas toujours bien ce qui les attend, ils s’en sont fait une idée : ils ont complété à leur façon le contrat. Or, dans la façon qu’il a d’être complété et réajusté au fil de l’interaction d’enquête, ce contrat apparent autorise des malentendus. Bien sûr, certains sautent tout de suite à l’oreille de l’enquêteur comme pour Caroline. Mais la plupart passent inaperçus alors qu’ils ont des effets sur l’orientation que l’enquêté donne à son propos, à son action. L’enjeu d’en prendre conscience n’est pas forcément de rejeter ce type d’investigation mais de mieux savoir que faire de la parole recueillie, de l’action observée au cours de l’enquête, de préciser quel crédit lui accorder. La question est de savoir ce qu’elles nous apprennent de l’enquêté, de ses pratiques et du rapport qu’il entretient avec elles, et ce qu’elles ne peuvent pas nous apprendre. Pour avancer dans la réflexion sur les conditions pratiques de fécondité de l’investigation ethnographique, il faut donc regarder la façon dont se complète le contrat d’enquête jusqu’à rendre possible l’investigation. Qui y travaille ? L’enquêteur bien sûr, et pas seulement à l’entrée dans la relation d’enquête, quand il expose son intention de connaissance, mais aussi dans son développement, par exemple en acquiesçant à certaines réponses, à certains niveaux de détail qui lui sont donnés, pour montrer qu’ils l’intéressent, ou en coupant l’enquêté, en réorientant la discussion vers certains thèmes, en en laissant d’autres de côté. Il n’est cependant pas le seul à agir pour compléter le contrat. Il y a aussi tout un travail fourni par l’enquêté lui-même pour en savoir plus sur l’enquêteur et sur ses attentes, de façon à lever cette indétermination qui peut le gêner au moment de décider de sa parole, de sa conduite, dans cette relation incongrue. Il le fait à partir des informations que l’enquêteur lui communique, tantôt en les lui donnant explicitement (mais pas toujours de façon suffisante comme on l’a vu dans l’exemple initial), tantôt en les mettant simplement à sa disposition par les caractéristiques personnelles qu’il ne peut lui cacher, comme son âge, son sexe et quelques autres, qu’on appellera par la suite “caractéristiques externes” même si elles lui collent à la peau et qu’il aurait du mal à s’en défaire. Relevant de cette catégorie des caractéristiques externes, on trouve les différences de classe entre enquêteur et enquêté. Elles sont régulièrement convoquées dans les écrits méthodologiques comme étant uploads/Philosophie/ fournier-le-sexe-et-l-x27-age-de-l-x27-ethnographe.pdf

  • 32
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager