REGARDS CROISÉS SUR L’ÉTHIQUE Chapitre 12 BIEN COMMUN, INTÉRÊT GÉNÉRAL, JUSTICE

REGARDS CROISÉS SUR L’ÉTHIQUE Chapitre 12 BIEN COMMUN, INTÉRÊT GÉNÉRAL, JUSTICE SOCIALE Hugues Puel Économie et humanisme Parler du Bien commun, c’est utiliser une expression traditionnelle. À l’heure de la recherche d’une bonne gouvernance, c’est-à-dire d’un gouvernement qui tienne compte des aspirations démocratiques et fasse appel à la participation des citoyens, il est significatif que cette expression fasse retour. Parler de l’intérêt général c’est passer du niveau du bien à celui de l’intérêt. On change de niveau, on va du bon à l’utile. Pourtant on sait que l’intérêt général est autre que la somme des intérêts particuliers : il y a là comme l’amorce d’une démarche ascendante. Quant à parler de la justice sociale, c’est évoquer implicitement une référence à une forme meilleure de société, celle qui serait capable de corriger ses injustices. Ces quelques remarques de définition vont nous fournir le plan de ce chapitre. Nous y évoquerons d’abord le Bien commun en faisant appel à ses origines philosophiques qui sont celles de la philosophie grecque de l’Antiquité et de la philosophie chrétienne du Moyen Age, et nous verrons comment certains philosophes du XXème siècle ont réinterprété cette visée du Bien commun. Nous passerons ensuite du Bien commun réaffirmé au Bien commun substitué dans le langage de l’intérêt général. Nous terminerons notre parcours en revenant aux théories modernes de la justice qui supposent la primauté du juste sur le bien, mais nous verrons que cette position est fortement combattue par le courant dit « communautarien » qui pense que s’impose la priorité du bien sur le juste car, pour lui, aucune théorie de la justice ne peut éviter de se référer au moins implicitement à une certaine conception du Bien. I. LE BIEN COMMUN RÉAFFIRMÉ La question du Bien commun politique n'est pas véritablement traitée par Saint Thomas lui-même dans sa Somme Théologique. Il est significatif qu’on n’en trouve pas mention dans l'index de son édition latine (Salamanque 1951). Les disciples contemporains de Thomas d’Aquin y font cependant référence. Le Bien commun politique n’intéresse guère Thomas d’Aquin Dans sa Somme théologique (1a q2, a3), Saint Thomas d'Aquin nous présente cinq preuves de l'existence de Dieu. La cinquième a trait à notre sujet, puisqu'elle argumente à partir de la cause finale qui est Dieu sous la perspective du Bien. Etienne Gilson résume ainsi l'argumentation de l'Aquinate : “Il est impossible que des choses contraires et disparates s'accordent et se concilient dans un même ordre, soit toujours, soit le plus souvent, s'il n'existe un être qui les gouverne et qui BIEN COMMUN, INTÉRÊT GÉNÉRAL, JUSTICE SOCIALE 2 fasse que toutes ensemble et chacune d'elles tendent vers une fin déterminée. Or nous constatons que dans le monde, des choses de nature diverse se concilient dans un même ordre, non point de temps à autre et par hasard, mais toujours et la plupart du temps. Il doit exister un être par la providence duquel le monde soit gouverné, et c'est lui que nous appelons Dieu”1. Ce qui est visé ici c'est le monde physique et non le monde politique. S'il fallait argumenter aujourd'hui de l'existence de Dieu à partir de l'ordre politique du monde, il faut avouer que la cause serait perdue face aux désordres multiples dont nous sommes les témoins et les acteurs, à moins d’être un libéral à l’état pur pour qui l’économie de marché serait la forme séculière de la Providence universelle et la projection de l’ordre naturel voulu par Dieu, un ordre spontané, dirait Hayek. Ajoutons que dans le texte de la Somme, à la différence de celui du Contra Gentiles (1,13 et 12, 16) où l'argumentation parallèle des preuves de l'existence de Dieu est donnée par le célèbre théologien dominicain, il est précisé que cette providence ordonnatrice du monde est vue d'abord comme une intelligence plutôt que comme un souverain Bien. Lorsqu’on consulte le traité de la loi de la même Somme théologique, on constate que la loi divine inspire directement l’homme qui apparaît davantage comme un sujet religieux que comme un citoyen. Si le Bien commun est mentionné, il apparaît imparfait et subordonné. Le texte cité ici l’illustre à merveille. Au traité de la loi 1a2ae, Q.91 art.4, Thomas d’Aquin se demande : "Une loi divine était-elle nécessaire ?" Quatre arguments sont présentés pour répondre positivement à la question : 1- L'homme se dirige dans ses actes vers sa fin ultime. Mais comme sa fin est disproportionnée par rapport à ses facultés naturelles, puisque c'est la béatitude éternelle dans la contemplation de Dieu, il faut une loi divine supérieure à la loi naturelle. 2- Comme le jugement humain est incertain surtout dans les choses contingentes et particulières, il a besoin de secours contre l'erreur : d'où la nécessité d'une loi divine. 3- Le jugement humain ne peut porter que sur les actes extérieurs or pour que la vertu soit parfaite elle doit porter aussi sur les actes intérieurs, d'où l'intervention nécessaire d'une loi divine. 4- Le plus intéressant pour notre sujet est le quatrième argument : Saint Augustin dit que la loi humaine ne peut punir ni proscrire tout ce qui se fait de mal, car, en voulant extirper tout le mal, on ferait disparaître en même temps beaucoup de bien et on mettrait obstacle à l'utilité du Bien commun. Aussi pour qu'aucun mal ne demeure impuni et non proscrit, il fallait qu'une loi divine fut surajoutée en vue d'interdire tous les péchés. Il paraît donc difficile de parler d’un vrai Bien commun politique chez Thomas d'Aquin. Hannah Arendt nous en propose l'explication suivante : « Le concept de Bien commun au Moyen Âge, loin de dénoter l'existence d'un domaine politique, reconnaît simplement que les individus ont en commun des intérêts matériels et spirituels, qu'ils ne peuvent garder leur liberté et s'occuper de leurs propres affaires que si l'un d'entre eux se charge de veiller à cet intérêt commun. Ce qui distingue de la réalité moderne cette attitude essentiellement chrétienne à l'égard de la politique, c'est moins la reconnaissance d'un bien public que l'exclusivisme du domaine privé, l'absence de ce curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique que nous nommons société »2. La sphère économique et sociale, qui a pris une telle importance de nos jours, n'était pas clairement identifiée dans sa spécificité et relevait de l'ordre privé et non de l'ordre politique. La question politique pré-moderne est celle des vertus du Prince. La question du Bien commun politique est en réalité une question moderne, Elle doit être aujourd’hui traitée à nouveaux frais autour des questions de la gouvernance, de la démocratie, de la participation et de la citoyenneté. Mais, si nous voulons parler du Bien commun politique aujourd'hui, nous devons traverser les problématiques modernes de l'utilitarisme et de la justice. Avant de nous y livrer, commençons par évoquer trois positions explicites en faveur de la pertinence de la problématique du Bien commun au cours du siècle écoulé. 1 E. Gilson, Le Thomisme. Introduction à la philosophie de Saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, 1965, p. 87. 2 H. Arendt, La Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 44-45. BIEN COMMUN, INTÉRÊT GÉNÉRAL, JUSTICE SOCIALE 3 Trois affirmations contemporaines du Bien commun Dans le traité de philosophie politique de Jacques Maritain, L’homme et l’État, la question du Bien commun politique n’est pas traitée. Certes ce philosophe n’élude pas la question mais la présente dans un autre de ses ouvrages intitulé La personne et le bien commun3 Il est significatif de noter que le problème relève donc pour lui de la métaphysique et non de la philosophie politique, ce que confirme la lecture de l’ouvrage, et ce qui s’inscrit bien dans la tradition thomiste. Ainsi écrit-il : « La personne humaine est ordonnée directement à Dieu comme à sa fin ultime absolue, et cette ordination directe à Dieu transcende tout Bien commun créé. Bien commun de la société politique et Bien commun intrinsèque de l’univers... » « La vision béatifique est l’acte souverainement personnel par lequel, transcendant absolument toute espèce de Bien commun créé, l’âme entre dans la joie même de Dieu et vit du Bien incréé qui est l’essence divine elle-même, le Bien commun incréé des trois Personnes divines ». Ces deux citations aux pages 11 et 17 de l’ouvrage de Maritain montrent clairement qu’il y a trois définitions du Bien commun: la première se réfère au Bien commun de la vie interne de Dieu, le Bien commun trinitaire, la seconde au Bien commun de la création, qui dépasse l’humanité et, enfin, le plus limité des trois, le Bien commun politique. À la même époque que Maritain, le jésuite Gaston Fessard reprend la problématique du Bien commun, mais l’inscrit dans une dialectique d’inspiration hégélienne. Il distingue trois étapes : celle de la communauté des biens qui comprend des éléments matériels et spirituels comme le patrimoine de l’humanité ou les droits de l’homme, à partir de laquelle peut émerger dialectiquement le bien de la communauté (la visée du Bien qui fomente l’unité de la communauté), lui-même appelé à se dépasser dans le Bien de uploads/Philosophie/12-bien-commun-interet-gene.pdf

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