La connaissance de la fête Furio Jesi De nos jours, nous ne sommes plus capable
La connaissance de la fête Furio Jesi De nos jours, nous ne sommes plus capables d’éprouver la fête. C’est le constat que dressait Furio Jesi en 1972 dans « Connaissance de la fête ». De Thomas Mann à Proust, la modernité semble frappée par l’im- possibilité d’une expérience collective véritable. In fine, la fête ne peut être réellement approchée que par le regard de l’anthropologue vers « les autres », les « primitifs », les « archaïques ». Prisonnière d’un regard extérieur, la fête est coincée entre les rites pacifiques et leur dimension utopique, et les rites agressifs ou guerriers, entre la fête des communards insurgés et la fête ostentatoire de la bourgeoisie. Cette impossible expérience festive signale ainsi les coordonnées idéologiques de la modernité : la pré- gnance d’images de sociétés archaïques, anciennes ou exotiques comme substitut à une authentique ex- périence festive. Pour Jesi, résoudre cette contradiction est une tâche politique, détruire la société bour- geoise, s’avancer au-delà des limites de sa culture. 1. Littérature : la fête cruelle et la fête intérieure. Dans une page de La Letteratura della Nuova Italia1, Benedetto Croce rappelait son accès de colère en 1906 « au plus fort de l’éruption du Vésuve… quand les rues de Naples étaient encombrées de lourds tas de cendres jaunâtres… » en voyant, « comme si cette colère de Dieu fut rien », un fascicule du Marzocco avec un article d’Angelo Conti « au titre joyeux et admiratif : La fête du feu ». Conti écrivait à propos de l’éruption : « Il n’est pas possible d’imaginer une chose plus grandiose et terrible. La terre a célébré ici, La connaissance de la fête – Période http://revueperiode.net/la-connaissance-de-la-fete/ 1 sur 23 07/08/2021 09:08 dans le pays du soleil et des sirènes, sa fête du feu. L’homme a été exclu, renvoyé, rendu fou par l’horreur et la terreur » ; et il rappelait l’extrait de Germanie dans lequel Tacite montrait la fête avec « le char ef- froyable qui […] portait un simulacre d’Herta à travers un bois en rivage d’un lac » avec les « hommes consacrés à la mort qui accompagnaient la divinité sous les ombres sinistres… ». Mais pas seulement. Conti était en vérité écrasé par la nécessité d’enfermer dans la sphère de la « fête » le Vésuve, Naples, le « soleil et les sirènes », les saints. « Même saint Janvier – observait Croce – aux vieux aspects bien fami- liers des napolitains, parmi lesquels vivait alors Conti, était représenté comme un« saint dionysiaque ». Fidèle à une trinité, de Nietzsche, Ruskin à D’Annunzio, qui interprétait les simulacres ou du moins les ef- figies authentiques, Conti reconnaissait dans la «fête » – « fête du feu » – une singulière épiphanie de l’an- tique et donc du dionysiaque ; avec l’audace du comparatiste ou d’une combinaison « aphilologique2 » il se permettait alors de revêtir saint Janvier de quelques lambeaux de Die Geburt der Tragödie : « Il est né animé de l’esprit du feu comme si la montagne ardente et destructrice l’avait accouché. Et c’est tellement vrai que, du jour de sa mort sous Dioclésien à aujourd’hui, son sang bout encore comme s’il avait été ma- térialisé de la substance qui agite le cœur du volcan ». « Continuons donc ainsi » conclut Croce. Cependant à l’instant où il évoque son irritation devant La fête du feu, il écrit, pour s’opposer aux « inventions allégoriques » de Conti, une page exquise de littérature évo- quant la catastrophe de 1906 : page qui a le but explicite d’être un témoignage authentique des faits, contre son usage prétendu « esthétisant » : « … au plus fort de l’éruption du Vésuve du printemps 1906, les rues de Naples étaient alors encombrées de lourds tas de cendres jaunâtres, les passages salissants de cette poudre, les toits des maisons qu’on devait continuellement dégager de peur qu’ils ne s’écroulent sous le poids de ce qui tombait incessamment dessus, une énorme sphère de cendre noire se balançant sur le golfe menaçait de se répandre sur la ville, tout était sombre et sourd et le peuple commençait déjà de craintives processions psalmodiantes… ». Cette page de Croce, indubitablement plus raffinée que celle de Conti, quelque soit sont intention (montrer, par opposition, comme on doit « bien écrire » à propos de l’éruption, sans « étalage de combinaisons imaginaires ») et la spontanéité sans but immédiat – autonome – du style de Croce, laisse entrevoir, dans la « mémoire de l’histoire », la découverte et l’évocation d’une « fête ». D’une « fête » cruelle, certes ; d’une « fête » absolument privée d’implications allégoriques ou de symbo- lisme métaphysique ; d’une « fête » qui, à la différence du tremblement de terre de Lisbonne dans le sou- venir de Voltaire et à la différence de la peste d’Athènes dans le De rerum natura – si nous voulons user de comparaisons négatives et négliger la mesure et les enjeux artistiques – n’induisait aucune considé- rations quant aux conditions humaines et aux rapports entre l’homme et la nature. Évocation d’une « fête », toutefois, si au mot fête nous voulons lui attribuer le sens qu’elle possède dans le milieu des sciences humaines ou mieux qui procède d’une considération historique dans ce milieu3. L’état de la fête dans notre culture contemporaine peut être d’abord décrit selon les mots de Kàroly Kerényi : La connaissance de la fête – Période http://revueperiode.net/la-connaissance-de-la-fete/ 2 sur 23 07/08/2021 09:08 Kerényi met ainsi l’accent sur les traits principaux de notre rapport à la fête : soit avec la fête que nous observons (donc la fête des autres, des différents), soit avec les mirages de notre fête dont nous cherchons quelques fois à adapter gestes et états d’âme, afin d’être protagoniste et pas seulement observateur d’une situation festive. En confrontant les fêtes des différents nous nous trouvons exactement dans la situation de celui qui, observant les mouvements du danseur, « perd l’audition et n’entend plus la musique ». Quant à nos tentatives d’adaptation aux mirages de notre fête – mirages difficiles à réaliser – ils ne peuvent conduire qu’à « quelque chose de mort, de grotesque même » comme le prouve celui qui insiste à danser en ayant perdu l’audition mais aussi en l’absence objective de musique. Nous ne disposons en fait d’au- cun rapport historique – qui ne soit pas une simple observation partielle et précaire des différents – avec le « sens de la festivité », avec le « festif». Nous sommes avant tout étranger à la qualité collective d’un « festif » tel que « au plus profond [de soi] il y a quelque chose qui est plus semblable à la joie qu’à la mé- lancolie »5. L’unique « fête » sui generis qui reste accessible est la « fête cruelle » dans laquelle apparaît une expérience collective mais uniquement une expérience collective de violence et de douleur. De ce point de vue, la peste d’Athènes dans le De rerum natura était déjà une « fête cruelle » et se présentait comme le sens exemplaire d’une expérience collective à un moment, ou plus précisément dans un contexte évoca- teur (celui de Lucrèce), qui excluait a priori la possibilité – caractéristique de la fête – de « prendre part en elle au libre jeu des dieux »6. Les « fêtes cruelles » liées entre elles par ce dénominateur commun – au- delà de l’immense diversité intrinsèque de leur contexte – sont le tremblement de terre de Lisbonne dans le souvenir de Voltaire, la peste de Milan (mais aussi l’insurrection du peuple milanais dans lequel on retrouve Renzo) dans I promessi sposi. L’indignation de Croce devant la Fête du feu de Conti et en même temps sa volonté d’esquisser une image artistique de l’éruption (soit a posteriori soit au moment de l’évo- cation) sont un informateur fortuit, mais non moins significatif, de la nécessité de refuser avec force, mais sans « sérieux », la tentative de transfigurer avec des mots « joyeux et admiratifs » une catastrophe en fête mystérieuse et inhumainement joyeuse, et la nécessité de s’opposer au cadre de la « fête cruelle ». C’est une fête cruelle sans implication métaphysique, une simple expérience humaine collective d’un moment angoissant et cependant « fête » : « fête » en négatif, forme en creux de ce qu’était la « fête ». Quand la fête n’est plus possible, puisqu’il n’y a plus de présupposés sociaux et culturels pour une expérience de la col- lectivité qui soit « au plus profond », « plus semblable à la joie qu’à la mélancolie », la mémoire de la fête antique et perdue assume dans le regret, cette l’attirance de la « fête » en négatif, de la forme en creux ; c’est-à-dire chaque expérience collective ou douloureuse, qui d’une certaine manière correspond – juste- ment en négatif – aux caractéristiques de la vraie fête7. … de semblables actes s’accomplissent seulement dans la fête : et seulement à un niveau de l’existence uploads/Philosophie/ furio-jesi-la-connaissance-de-la-fe-te.pdf
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- Publié le Sep 16, 2021
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