1 © Alessandro Trevini Bellini Alessandro Trevini Bellini SORTIR DE LA PHILOSOP

1 © Alessandro Trevini Bellini Alessandro Trevini Bellini SORTIR DE LA PHILOSOPHIE L’ENIGME DU « MATERIALISME ONTOLOGIQUE » DU JEUNE MARX1 INTRODUCTION Notre objectif consiste à déceler, autant que possible, la singularité du jeune Marx, en ce qui concerne sa propre logique. Pour y arriver, il faudra revenir sur un débat ancien, retrouver un chemin au milieu des questions laissées ouvertes, et ainsi accéder à une lecture entièrement nouvelle. Dans un passage de son introduction à l’édition française des Manuscrits de 44, Emille Bottigelli s’exprimait ainsi : « Marx aborde l’économie politique en humaniste, posant à chaque instant la question : que fait-elle de l’homme ? Ce qui frappe surtout à la lecture de ces notes, c’est la rigueur du raisonnement et la logique implacable qui lui sert de critère »2. Et Althusser d’ajouter : « Il faudra un jour entrer dans le détail, et donner de ce texte une explication mot par mot : s’interroger sur le statut théorique assigné au concept-clé de travail aliéné ; examiner le champ conceptuel de cette notion ; reconnaître qu’elle joue bien le rôle que Marx lui assigne alors : un rôle de fondement originaire »3. De cela, Jacques Rancière se chargera, dans sa contribution à l’ouvrage collectif Lire le Capital4 : « Le concept de critique des Manuscrits de 44 au Capital »5 est un texte remarquable, notamment lorsqu’il interprète la structure des Manuscrits en tant que structure « amphibologique ».6 Or, bien que l’exégèse de Jacques Rancière fournisse des outils indispensables à la reconstruction de la « logique implacable » des Manuscrits7, sa démarche se laisse bientôt 1 Communication présentée au « Congrès Marx International V », Université Paris IV – Sorbonne / Université Paris X – Nanterre, 3-6 Octobre 2007. Nous tenons à remercier les professeurs François Laruelle, Etienne Balibar et Pierre Rodrigo pour leurs précieuses suggestions ; un remerciement particulier est adressé à Madame Élisabeth Rigal pour avoir rendu possible la publication de ce texte. 2 E. Bottigelli, Présentation in K. Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, Paris 1972, pp. XXXIII. 3 L. Althusser, Pour Marx, Maspero, Paris 1966, p. 158-159. 4 L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Lire le Capital, PUF, Paris 1996. 5 J. Rancière, Le concept de critique des Manuscrits de 44 au Capital, in ibid., pp. 81-199. 6 Voir en particulier ibid., pp. 81-110. 7 Marx opérerait une sorte de glissement conceptuel pour élever au dessus du niveau de l’économie politique certains faits économiques, pris dans leur neutralité apparente et en faire ainsi des catégories d’essence. En travaillant sur un passage-clé du texte marxien, Jacques Rancière montre comment cela peut se faire : si le point de départ de Marx exclut tout abstraction, c’est parce qu’il conçoit l’énoncé du discours économique comme un fait capable d’exprimer [fassen] quelque chose, et sur lequel la critique peut intervenir. Il s’agit d’opérer une élaboration de ce fait qui permet de dévoiler son sens, c’est-à-dire de le rendre disponible à la compréhension [begreifen], et ainsi d’en saisir le concept. Voilà comment le concept de travail aliéné peut surgir à partir du fait de la paupérisation, là où ce phénomène « manifeste le processus dont la forme générale et humaine est l’aliénation ». C’est ainsi que tous les concepts économiques, dans les Manuscrits, peuvent être reconduits à leur 2 affecter par une ingérence étrangère au texte lui-même : celle des enjeux théorico-politiques d’une lecture d’observance althussérienne, c’est-à-dire d’une lecture qui « avait à résoudre le problème qui se pose à toute mise en œuvre, sur le texte de Marx, des concepts de la coupure épistémologique »8. Jacques Rancière lui-même l’avoua dans une autocritique controversée.9 Parlant de son propre texte, il dénonce « la rusticité avec laquelle […] s’y exprime la métaphysique de la coupure »10. Et à l’encontre de cette métaphysique, il donne l’explication suivante : « C’est que le discours de la coupure raconte toujours une histoire édifiante : comment on vient à la science »11. Nous ne désirons pas ici approfondir la « question de la coupure », ni entrer dans la polémique qui lui a fait suite. Ce qui doit plutôt attirer notre attention est la nécessité de saisir autrement le rapport entre science et philosophie, à partir de ce que cela a pu signifier pour Marx au commencement de sa pensée. Il s’agit, en quelque sorte, d’entrevoir un Marx qui essayerait de « sortir de la philosophie », de trouver son dehors, d’articuler un discours intempestif qui la restituerait sous une forme modifiée : un Marx en quête d’une forme autre que celle du discours philosophique. Pour aboutir à cela nous essayerons de suivre le parcours de Gérard Granel qui, dans un texte de 196912, aborde précisément cette question. Suivre Granel dans son argumentation comporte une difficulté foncière : ne pouvant point reproduire son jeu d’écriture – ce qui fait sa méthode et son enjeu même – nous nous bornerons à tracer les lignes de forces de son discours, sans entrer dans son registre spécifiquement phénoménologique. Cela nous permettra cependant d’accéder à une interprétation des textes du jeune Marx capable de suspendre toute hypothèse de coupure, et de faire ainsi retour sur une perspective de lecture inédite, restée presque ignorée par le marxisme. GERARD GRANEL : « INCIPIT MARX » Tout en reconnaissant les mérites de la lecture philologique de Jacques Rancière, Granel s’interroge sur deux questions fondamentales qui, à son avis, demeurent problématiques : d’une part, la nécessité de montrer qu’entre les Manuscrits et l’Idéologie allemande existerait une continuité essentielle, et d’autre part, l’importance de déterminer le statut ontologique le plus propre à la pensée du jeune Marx, tandis que le simple fait d’y reconnaître une position centre, presque à leur substance, dont ils ne sont que des simples manifestations : le travail aliéné en tant que perte de l’essence de l’homme – être étranger à lui-même (voir K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., pp. 55- 57). Il ne reste à Jacques Rancière qu’à identifier, dans le texte de Marx, une série d’oppositions pour en faire un « tableau des amphibo-logies », sur lequel il soit possible de reconstruire une sorte d’« anthropologie » du jeune Marx. 8 J. Rancière, Mode d’emploi pour une réédition de « Lire le Capital », in « Les temps modernes », n. 328 – novembre 1973, p. 790. 9 Le texte d’autocritique de Jacques Rancière sera exclu de la nouvelle édition de Lire le Capital ; sa réaction polémique est ainsi résumée : « Au demeurant la bonne foi de l’éditeur est une chose, les exigences objectives de la promotion du néo-althussérisme en sont une autre. Et celle-ci pouvait-elle bien s’accommoder de ce que la surface lisse des classiques althussériens fût écornée par une autocritique pirate, mettant en question l’autocritique officielle, celle que résume le dérisoire concept de théoricisme ? » Ibid., p. 789. 10 Ibid. p. 790. 11 Ibid., p. 791, note. 12 G. Granel, L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la « coupure », in G. Granel, Traditionis traditio, Gallimard, Paris 1972. 3 encore philosophique se révèlerait largement insuffisante pour qu’une telle détermination soit pertinente. Le propos de Granel est précisément de montrer « l’étrangeté du marxisme en tant qu’il est autre chose que la philosophie, et quelque chose qui s’appelle science, n’étant pourtant ni le Savoir qui se sait soi-même comme l’Être (Wissenschaft au sens de Hegel ou de Husserl), ni l’une des sciences issues du tronc galiléen »13. Selon Granel, il ne s’agit pas de se débarrasser de cette étrangeté mais, au contraire, d’« en commencer la détermination »14. Il faudrait alors éclaircir le sens précis de la position dite « anthropologique » du Marx des Manuscrits : si l’Homme posé par Marx est une abstraction, il s’agit de se demander ce que signifie le fait que l’homme puisse apparaître à un philosophe – comme Marx l’était en 1844 – sous la figure du producteur, et aussi, ce que veut dire le fait que l’être soit pensé par Marx comme production. « C’est […] l’apparition de l’être de l’homme comme producteur et de l’être lui-même comme production, qui commande la lecture des Manuscrits de 44, comme aussi une comparaison déterminée des Manuscrits avec l’Idéologie allemande. Et cette interprétation ne va pas sans que l’on comprenne en même temps comment le progrès théorique réel que Feuerbach représente par rapport à Hegel permettra à Marx d’élaborer une ultime ontologie, dans laquelle l’achèvement de la métaphysique moderne prendra le sens de la fin de la philosophie, en sorte que la succession soit ouverte. Cette ultime ontologie possède en effet une structure bien déterminée et absolument unique, par laquelle la philosophie se construit elle-même comme un système pour sortir de soi-même au beau milieu de soi-même ».15 Granel procède en deux temps dans sa démonstration : il s’agit d’un double mouvement qui cherche, d’une part, à esquisser la généalogie qui permettrait de trouver une place à Marx dans le déroulement de la métaphysique moderne, et d’autre part, qui ferait apparaître le caractère uploads/Philosophie/ granel-sur-marx-materialisme-5b-trevini-marx69.pdf

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