Paru dans les Kant-Studien (81) 1990, 129-144. La conclusion de la Critique de
Paru dans les Kant-Studien (81) 1990, 129-144. La conclusion de la Critique de la raison pure Jean Grondin Il est bien connu que le problème fondamental de la Critique de la raison pure est celui de la possibilité de la métaphysique comme science. C'est le problème que pose la question directrice de l'ouvrage : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles? Ce qui est beaucoup moins connu et infiniment moins évident, c'est la réponse que Kant a donnée à ce problème capital, dont il a par ailleurs si bien marqué l'urgence. Or comment la métaphysique est-elle possible selon Kant? Où Kant répond-il de manière claire et distincte à la question du bien-fondé des jugements synthétiques a priori en métaphysique? L'incertitude qui plane sur cette réponse n'est pas peu responsable de la diversité des interprétations qu'on a pu offrir de la solution kantienne au dilemme de la métaphysique. Pour les uns, Kant est souvent apparu comme celui qui aurait tout simplement voulu liquider la métaphysique en lui lançant le défi de rendre compte de la légitimité de ses propres jugements, lecture iconoclaste qui s'est maintenue depuis le mot de Mendelssohn sur l'alles zermalmenden Kant jusqu'à l'interprétation récente d'Arsenij Gulyga•. Pour d'autres, la métaphysique serait devenue chez Kant une théorie des sciences exactes, des principes qui sont à la base du savoir scientifique ou, plus généralement, de notre perception du réel. On pourrait parler ici d'une "métaphysique de l'expérience", selon l'expression quasi paradoxale de H.J. Paton•. D'autres, prenant à la lettre le texte célèbre où Kant dit avoir dû supprimer le savoir pour faire place à la foi, voient dans la philosophie morale, que l'échec de la métaphysique théorique propulserait au rang de prima philosophia, l'issue véritable de la métaphysique kantienne. D'autres, enfin, les partisans de ce que l'on a appelé la lecture métaphysique de Kant, ont cru que l'auteur de la Critique avait voulu sauver et conserver l'essentiel de la métaphysique classique, aristotélico-leibnizienne, celle qui aspire à un savoir qui dépasse le cadre restreint de l'expérience. Si autant d'interprétations ont pu être avancées, c'est que la Critique de la raison pure ne paraît jamais répondre de manière concluante à la question de la possibilité de la métaphysique et de ses jugements synthétiques a priori. Il ne semble pas y avoir de texte dans la première Critique qui affirme en toutes lettres : voici comment se résout le problème de la métaphysique, voici comment des jugements synthétiques de la raison pure sont possibles. On ne trouve pas, autrement dit, de conclusion à la Critique de la raison pure ou, ce qui est plus habituel chez Kant, de "remarque finale" où le philosophe ferait un bilan de ses recherches et condenserait sa réponse à la question inaugurale de son oeuvre, magistralement posée dans l'Introduction. Et pourtant, une telle réponse, une telle "conclusion", doit bien se trouver quelque part dans la Critique de la raison pure, car c'est très précisément pour résoudre ce problème de la possibilité de la métaphysique que la Critique a été instituée. Conçue comme propédeutique à la métaphysique, la Critique a pour fonction expresse de sonder la possibilité du jugement synthétique a priori. Sa raison d'être consiste à établir la crédibilité d'une métaphysique rationnelle. "Cette recherche, que nous ne pouvons pas nommer proprement doctrine, mais seulement critique transcendantale, parce qu'elle n'a pas pour visée l'extension des connaissances elles-mêmes, mais seulement leur rectification (Berichtigung ), et qu'elle donne la pierre de touche de la valeur ou du défaut de valeur de toutes les connaissansces a priori, est ce dont nous nous occupons maintenant. Une telle critique est par suite une préparation, autant que possible, pour un organon, et si celui-ci devait ne pas réussir, du moins pour un canon de ces connaissances a priori, d'après lequel en tout cas le système complet de la philosophie de la raison pure... pourrait être un jour présenté."• Le système complet de la raison pure, que Kant annonce dans ce contexte sous le titre de "philosophie transcendantale", c'est donc ce qui doit venir après la critique transcendantale ou la critique de la raison pure, la propédeutique qui est censée fournir la pierre de touche du système de la métaphysique. "Un système de tels concepts s'appellerait", promet Kant au conditionnel, "philosophie transcendantale. Mais cette philosophie est encore trop à son tour pour commencer"•. Trop parce qu'on ne sait pas encore si et comment une telle connaissance métaphysique est possible. D'où la nécessité d'une propédeutique à la philosophie transcendantale, c'est-à-dire d'une "critique transcendantale" qui doit déterminer la pierre de touche de toutes les connaissances a priori. La critique transcendantale, qu'est la première Critique, veut justifier la possibilité d'une philosophie transcendantale ou d'une métaphysique, encore à déployer. Aujourd'hui, on entend souvent par philosophie "transcendantale" une réflexion qui porte sur les "conditions de possibilité" de quelque chose. Or, chez Kant, ce type de réflexion incombe à la critique transcendantale. Pour une philosophie transcendantale, telle que l'entend Kant, la question des "conditions de possibilité" est déjà, en principe, résolue. La critique transcendantale de 1781 veut ainsi fixer l'usage métaphysique légitime de la raison pure afin de rendre possible le déploiement d'une métaphysique. La préface à la seconde édition définira donc cette critique comme "traité de la méthode" (Traktat von der Methode ), lequel, précise Kant, n'est pas encore "un système de la science même"• - ce que sera la métaphysique ou la philosophie transcendantale. La Critique se présente de la sorte comme la tentative (Versuch ) "de changer la démarche (Verfahren ) jusqu'ici suivie en métaphysique, opérant ainsi en elle une complète révolution"•. En lui-même, le projet d'une critique transcendantale de la raison pure, qui s'institue en prolégomènes de toute métaphysique future, est d'une remarquable transparence. Ce qui est moins clair, c'est sa réalisation, sa solution, sa conclusion, en un mot, le sens exact de la transformation qu'il s'agit d'introduire dans la méthode jusqu'à maintenant préconisée en métaphysique. En quoi consiste cette nouvelle méthode de la raison pure? À la recherche de cette conclusion de la Critique, on partira, comme il se doit, de la formulation initiale du problème de Kant : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles? On sait que pour la Critique de la raison pure, tout comme les Prolégomènes de 1783, ce problème se subdivise en trois sous- questions : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles 1. en mathématiques pures, 2. en physique pure et 3. en métaphysique? Triple question qui se laisse aussi poser de la manière suivante : comment la mathématique pure est-elle possible? comment la physique pure est-elle possible? comment la métaphysique est-elle possible comme science? Dans la présentation des Prolégomènes, qui correspond sur ce point assez bien à l'architecture de la Critique, la première question relève de l'Esthétique transcendantale, la seconde de l'Analytique et la troisième de la Dialectique. De fait, l'Esthétique rend compte de la possibilité des jugements synthétiques en mathématiques en invoquant comme troisième terme l'intuition pure de l'espace et du temps, au sein de laquelle peuvent être construites et vérifiées, parce que susceptibles d'illustration, les connaissances synthétiques a priori de la mathématique pure. Au fil d'une analyse encore plus complexe, que nous ne reproduirons pas ici•, l'Analytique tente, de son côté, de justifier les propositions synthétiques a priori de la physique pure, consignées dans le système des principes de l'entendement pur, en s'appuyant sur le troisième terme que sera l'"expérience possible". Quant à la Dialectique, elle est bel et bien consacrée aux prétentions proprement métaphysiques de la raison pure. Seulement, le cas de la Dialectique est un peu particulier du fait que Kant n'y aboutit pas, comme dans l'Esthétique et l'Analytique, à un résultat vraiment positif, entendons à une solution du problème de la possibilité de la métaphysique comme science. Kant l'avoue lui-même, et de plusieurs façons. Tout d'abord lorsqu'il divise sa Logique transcendantale en Analytique et en Dialectique, il spécifie bien que la première révèle la logique du vrai et la seconde la logique de l'illusion •. Est-ce à dire que la métaphysique se trouve condamnée à la fausseté? Le domaine de l'a priori susceptible d'être connu doit-il se limiter au champ de la mathématique et de la physique? Ensuite, il reconnaît souvent que la tâche de la Dialectique demeure, quant à l'essentiel, purement négative. N'a-t- elle pas pour objet propre le règne de l'illusion? "La seconde partie de la logique transcendantale doit donc être une critique de cette apparence dialectique, non comme un art de susciter dogmatiquement cette apparence..., mais comme une critique de l'entendement et de la raison à l'égard de leur usage supraphysique, pour mettre à découvert l'apparence fausse où conduisent des ambitions sans fondement."• Faut-il en conclure à l'impossibilité de la métaphysique? Ce serait sans doute la conclusion à tirer si la Dialectique était le dernier mot et la dernière section de la Critique de la raison pure. Or après la Dialectique vient une "méthodologie" (Methodenlehre ). Nous aimerions montrer que cette théorie de la méthode, loin d'être un simple appendice à la Critique, comme on le pense souvent, représente uploads/Philosophie/ grondin-jean-la-conclusion-de-la-critique-de-la-raison-pure.pdf
Documents similaires
-
20
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jan 18, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0518MB