Jean Starobinski L'ŒIL VIVANT II La relation critique ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉ

Jean Starobinski L'ŒIL VIVANT II La relation critique ÉDITION REVUE ET AUGMENTÉE Gallimard AVERTISSEMENT POUR LA PRÉSENTE ÉDITION Cet ouvrage, maintenant revu et augmenté, a paru en 1970 dans la collection « Le Chemin » dirigée par Georges Lambrichs. Il était précédé dans cette collection par L'œil vivant (1961, version augmentée, 1999), un recueil d'études consacrées à l'antithèse de l'être et du paraître dans quatre grandes œuvres littéraires. La suscription L'œil vivant II , sur la page de titre de La relation critique de 1970, constituait un titre courant destiné à escorter d'autres essais dans cette collection, qui ne s'est pas poursuivie après la mort de Georges Lambrichs. Le recueil d'études parues en 1989 sous le titre Le remède dans le mal, appartient à la collection « Nrf Essais ». Pour la présente édition, le texte initial de « La relation critique », qui donne son titre au volume, a été amplement corrigé et modifié. Le premier état du texte fut d'abord une conférence présentée à l'Université de Turin en 1967, et parue dans le recueil Quatre conférences sur la « nouvelle critique », in Studi Francesi , Turin, no 34, 1968, p. 34-45. I Le sens de la critique LA RELATION CRITIQUE État des lieux Le débat récent sur la critique a eu le mérite de mettre en lumière des projets et des partis pris assez tranchés. Pour convaincre, pour être suivis, les principaux intervenants ont dû accentuer le trait. Nul ne se plaindra de voir ainsi les points de vue se préciser, à travers maints éclats polémiques. Toute prise de position déclarée, tout litige marquent un moment, ou plutôt deviennent le moment lui-même. C'est l'avenir qui décidera de ce qui n'aura été qu'épiphénomène. Qu'il y ait de la littérature, que des études littéraires fassent partie de la culture, voilà ce qui commence à requérir un questionnement. Je me limiterai à une réflexion générale concernant la théorie et les méthodes qui prennent pour objet la littérature, et qui cherchent aujourd'hui à se définir comme des disciplines sûres de leur propos. Que demande-t-on quand on réclame une théorie qui vienne éclairer un objet d'étude, une méthode qui soit efficace ? Quelle est la tâche de la critique ? C'est de connaissance qu'il est question. Et l'on en parle comme si le désir de savoir et de comprendre n'était pas encore pourvu des moyens les plus adéquats. Et il est vrai que le répertoire des notions et du vocabulaire descriptifs gagnerait à se compléter. Théorie, méthode. Ces deux termes, qui ne se recouvrent pas, sont tenus un peu trop souvent pour interchangeables. Ils ont un passé vénérable. Dans son emploi le plus ancien, la théorie a été la contemplation de l'ordre sensé du monde, tel que le découvre la vision philosophique. Elle a été ensuite, surtout dans le domaine de la physique, le pouvoir abstrait qui projette et escorte la pratique, et que l'expérience est habilitée à démentir. L'empirisme, le positivisme admettaient que la théorie soit une anticipation hypothétique soumise à vérification. Quand s'avèrent les faits décisifs, déclarait-on, la théorie n'a qu'à s'effacer, pour se porter plus avant. Elle n'a fait qu'anticiper et encadrer la poursuite de vérités accessibles. Plus près de nous, on s'est réclamé d'une théorie encore autrement conçue – la théorie critique – qui serait elle-même détentrice d'une conception fondatrice de l'homme et de la vie sociale. Vision dont serait requise une vigilance à toute épreuve, dans la perspective des changements qu'apporterait une action « concrète ». De fait, dans l'ordre littéraire, la théorie dont on débat aujourd'hui hérite, plus ou moins consciemment, de la partie descriptive des anciens arts poétiques et des traités de rhétorique. Quant à la méthode, c'est également un terme du plus ancien lexique intellectuel, où se maintient toujours l'idée d'une procédure appropriée aux problèmes que la pensée tente d'affronter. Ce mot, au fil de tous ses emplois, n'a cessé de renvoyer à son premier sens, en grec, qui désignait la voie qu'on pourra suivre avec assurance (en métaphysique, géométrie, dialectique, logique, etc.). La méthode règle la démarche visant à réunir les preuves les plus sûres de ce qui finalement se révélera connaissable et connu – ou inconnaissable. Elle est la théorie mise en mouvement, prouvant son efficacité, devenant art de trouver (ars inveniendi). À la vérité, un cercle se laisse pressentir : si la méthode découle de la théorie, il a fallu une méthode pour établir la théorie. Un pacte de rationalité préside à la coopération de l'une avec l'autre. L'emploi aujourd'hui si fréquent du mot « méthode » dans le domaine des études littéraires indique à quel point la connaissance de la littérature se veut proche d'une science, une « science de l'homme » en l'occurrence, dont le caractère rigoureux, si possible, ne le céderait en rien à celui des sciences de la nature. Pourquoi donner la priorité à l'énoncé d'une méthode ? Je ne vois guère que des philosophes qui s'y astreignent, dans leurs préfaces, leurs discours préliminaires ou leurs premiers chapitres. Encore peut-il s'agir d'un artifice d'exposition. Bien des fois, l'historien, le critique, le philosophe lui-même n'accèdent à la pleine conscience de leur méthode qu'en se retournant vers la trace de leur cheminement. La préface méthodologique est souvent écrite en dernier lieu. Les intéressés ont constitué leur méthode à mesure que progressait leur travail. Ils ont couru au plus pressé, en allant aux objets de leur recherche. Dans le domaine littéraire, quand les résultats sont acquis, est-il judicieux de faire la déclaration d'une méthode ? De la conceptualiser pour la faire prévaloir ? Certains le font pour se justifier a posteriori, s'ils ont à se défendre. D'autres laissent à leurs lecteurs le soin de tirer la leçon. Il est plus élégant, assurément, d'en faire l'économie. Les anciens « arts » libéraux du trivium médiéval – grammaire, rhétorique, logique – s'instruisaient sur des méthodes et des exemples. Le savoir défini par ces « arts » permettait d'aborder, de manière distincte, les aspects selon lesquels une page ou une œuvre entière pouvaient être analysées et jugées. Les moyens qu'ils offraient pour l'exercice efficace de la pensée et de la parole étaient aussi les moyens d'un jugement critique portant approbation ou blâme. Bien entendu, ces arts étaient serviteurs de la théologie. Cette fonction ancillaire ayant disparu, il est aisé nonobstant de reconnaître, dans les textes anciens ou récents que nous abordons , les niveaux et les plans auxquels correspondaient ces anciens « arts ». Il est à peine paradoxal d'affirmer que certaines de nos nouvelles sciences sont des adjonctions et des reformulations venues accroître ces disciplines. La linguistique et la sémiologie complètent la grammaire ; la psychologie, dans ses formes les plus modernes, supplante et surtout complexifie la théorie des passions que la rhétorique empruntait à la doctrine de l'âme ou à la philosophie naturelle. La rhétorique, déjà si riche en subdivisions à l'âge classique, était prête à en accueillir de nouvelles... Fort souvent, de manière plus ou moins consciente, nos innovations font bon ménage avec des notions préexistantes. Il ne faut pas hésiter à les mettre à l'épreuve, non seulement parce qu'elles abordent le fait littéraire sous un angle précis et en révèlent des aspects ou des implications inédites, mais parce que, dans ce domaine , elles sont obligées de quitter l'examen du comportement moyen des groupes humains, et qu'elles ont à prouver leur pertinence face à ce qui s'est produit de plus libre et de plus inventif. Dans les disciplines scientifiques les plus rigoureuses, les méthodes ne se transforment et ne s'affinent que parce qu'intervient – en cours d'expérience, ou dans le conflit des théories – une critique de la méthode que la méthode elle-même ne prévoyait pas. Il doit en aller de même, à plus forte raison, dans le domaine littéraire, où l'aptitude à exercer une critique de la méthode est l'une des garanties de la méthode elle-même. L'idée d'une critique méthodique, qui serait science de la littérature, est d'invention relativement récente. Elle a ses sources dans la théorie classique de l'influence des climats, reprise par Germaine de Staël, relayée par Victor Cousin, remodelée par Taine, etc. J'y verrais volontiers un effet d'émulation et presque de jalousie, chez ceux qui s'occupent d'études et d'enseignements littéraires au XIXe siècle, devant l'essor des sciences géographiques, historiques, linguistiques, sociologiques, psychologiques, économiques. Comment ne pas approuver cette émulation, si l'on songe que les sciences en question sont elles-mêmes les rejetons d'un corpus antécédent d'œuvres littéraires et philosophiques ? Restaurer une complémentarité entre des savoirs qui se sont différenciés en disciplines distinctes est une ambition légitime. Comme il est légitime – en prenant garde d'éviter les anachronismes – d'appliquer au passé les moyens qui nous servent à nous comprendre nous-mêmes, dans le vif du présent. Choisir, restituer, interpréter S'agissant de la critique, s'impose ici un coup d'œil historique sur les emplois qui ont été faits de ce mot. En français, il a commencé par désigner « l'art de juger d'un ouvrage d'esprit » (Académie, 1694). Sur des critères implicites ou explicites, la critique reconnaissait les uploads/Philosophie/ starobinski-jean-la-relation-critique 1 .pdf

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