Philosoph’île 2002-2003 1 Leibniz, dynamique et métaphysique Frédéric Deluermoz
Philosoph’île 2002-2003 1 Leibniz, dynamique et métaphysique Frédéric Deluermoz1 Introduction Comment penser à la fois la rationalité de l’univers et la consistance ontologique du singulier ? C’est là la question centrale de la philosophie de Leibniz. Avec les modernes, avec Descartes, Hobbes et Spinoza, il faut penser un monde de pleine actualité, un monde qui a pris congé de l’être en puissance, du potentiel, du possible, de tout ce qui pourrait se soustraire à la visibilité, un monde sans indétermination, condition de sa pleine rationalité. Seulement, poser ainsi un être auquel rien ne manque, déployer une ontologie radicale de l’essence actuelle, n’est-ce pas nécessairement proposer l’être comme puissance infinie et frapper d’irréalité tout ce qui est fini ? Leibniz a voulu lui sauver l’être du fini en tant que fini tout en établissant la pleine rationalité du tout. Mieux, il a voulu faire voir que ce ne peut être que par l’affirmation de soi du singulier, du fini que peut être fondée de façon cohérente l’harmonie universelle. Ce projet a impliqué deux tâches corrélatives. Il a fallu d’abord passer de la philosophie de Spinoza qui ne fait droit qu’à un seul point de vue à une philosophie qui fasse droit à une multiplicité infinie de perspectives variées. Déployer une multitude de points de vue sur l’univers, déployer l’univers comme la multitude de points de vue qu’on peut prendre sur lui, c’est en effet affirmer que l’être enveloppe le multiple et montrer qu’un tel être multiple ne peut s’offrir que selon une multiplicité de perspectives. Mais ce n’était pas encore assez : il a fallu aussi donner consistance au multiple, au fini, ne pas résorber 1 Agrégé de philosophie, Frédéric Deluermoz enseigne en Première supérieure au lycée Leconte de Lisle à Saint Denis de la Réunion. Philosoph’île 2002-2003 2 immédiatement le multiple dans l’un, le fini dans l’infini, ce qui revenait à établir la consistance de ce qui compose la multiplicité, soit la consistance d’être de l’étant comme singulier. C’est par la construction de la notion métaphysique de monade qu’a pu s’accomplir ce double projet. Leibniz définit en effet la monade comme un être singulier enveloppant l’universel dans la mesure où l’activité qui en fait un être consiste dans la perception, soit dans l’expression du multiple dans l’un. Ceci situe la monade au point de rencontre de deux multiplicités : la multiplicité extérieure, phénoménale dont elle est l’élément simple se reflète dans la multiplicité interne de son activité perceptive. Mais en réalité, comme la monade est sujet, dans la mesure où précisément sa perception est activité, synthèse qui s’étend à la représentation de l’univers entier, c’est bien plutôt la multiplicité extensive, discrète et quantitative du phénomène qui est le reflet de la multiplicité intensive, continue et qualitative de la substance, de sorte que le développement de la multiplicité extérieure reçoit son ordre du déploiement de la multiplicité enveloppée dans l’unité de la monade. C’est en concevant cet entrelacs expressif des deux multiplicités, ce chiasme en lequel l’élément un du multiple enveloppe la raison du multiple, c’est en définissant la monade comme l’un du multiple au double sens du génitif que Leibniz a pu affirmer l’une par l’autre l’autonomie du singulier, donc du créé, du fini et l’harmonie universelle. Or la dynamique a joué un rôle essentiel dans la réalisation de ce double projet, et donc dans cette méditation sur la relation de l’un et du multiple, en se proposant comme l’instrument de visibilité qui a permis de donner validité à la théorie de la substance et à la doctrine de l’harmonie. La notion de force qui est l’objet de la dynamique fait voir en effet à même le phénomène que l’activité sans repos de la nature est fondée dans une multiplicité de spontanéités substantielles. En même temps, en montrant que le déploiement des forces vives obéit à une loi interne intelligible, la dynamique fait saisir l’harmonie au sein de l’expérience. La dynamique se propose ainsi comme une anticipation de soi de la métaphysique et c’est pourquoi elle sera le chemin que nous emprunterons en premier lieu pour accéder aux thèses essentielles de la métaphysique leibnizienne. Toutefois, la dynamique n’est encore qu’une perspective extérieure, physique sur la vie intérieure, spirituelle de l’être. C’est pourquoi il convient de dépasser son point de vue pour accéder à cette vie de l’être. Mais ce dépassement n’est pas rupture. Il y a au contraire continuité du modèle dynamique à la vue métaphysique dans la mesure où la dynamique indique d’elle-même la voie qui rend possible le passage de la surface des phénomènes à l’intériorité de la substance. Enveloppant ainsi en quelque sorte son auto-dépassement, la dynamique leibnizienne est un moment essentiel de la construction de l’ontologie monadique qui se développe en tant que telle dans la Monadologie, ce qui signifie que cette ontologie n’abolit pas les perspectives qui convergent en elle, mais que bien plutôt elle les contient, les éclaire en retour, conservant la part de vrai qu’elles représentent. C’est ce que nous nous attacherons à montrer en second lieu. I. De la dynamique à la métaphysique. L’un et le multiple 1) L’intérêt d’une interrogation de la notion de force Comme l’a bien noté Michel Serres, la lecture de la philosophie de Leibniz suscite « un embarras qui subsiste 1». Celui qui aborde cette philosophie est vite convaincu de son 1 Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques, p. 7, du Tome I de l’édition PUF, Epiméthée Philosoph’île 2002-2003 3 organisation systématique, mais cette ordonnance ne fait que se laisser entrevoir. L’impression de cohérence s’impose, tandis que son géométral se dérobe, si bien que le lecteur « a le sentiment de progresser dans un labyrinthe dont il tiendrait le fil sans en avoir la carte1 ». Or cet embarras n’a rien d’accidentel ou d’insignifiant, mais tient bien plutôt à l’une des thèses centrales de la métaphysique de Leibniz : l’univers est polycentré, il s’offre comme un ensemble innombrable de substances individuelles qui sont chacune comme des points de vue, tous différents, sur la totalité de l’être. Certes, et c’est là une autre thèse centrale de cette métaphysique, tous ces points de vue sont articulés, car il y a une préformation du monde fondée dans la sagesse divine. Mais l’articulation de ces deux thèses ne va pas de soi, car il semble qu’en première lecture l’organisation systématique de l’univers ne puisse se donner que selon un point de vue, que le perspectivisme soit indépassable. L’exposition de la philosophie de Leibniz vient, avec cohérence, redoubler cette difficulté en reprenant sur le plan de la forme ce qui se propose sur celui du contenu : comme chaque substance est un point de vue sur le tout, chaque région de la philosophie, chaque problème philosophique se donne comme une perspective particulière sur l’ensemble du système. Il n’y a donc pas une exposition du système chez Leibniz, mais des exposés qui sont à chaque fois un angle de vue différent sur le système. C’est pourquoi, dit encore Michel Serres, « il est difficile ou impossible (…) de privilégier un problème pour en faire un problème-clé, de même il est impossible de privilégier un texte comme exposé définitif et achevé de la totalité systématique 2». Le problème de l’exposition et donc de la lecture de la philosophie de Leibniz est un problème philosophique, plus précisément, c’est le problème philosophique propre à cette philosophie : une philosophie qui veut sauver l’être du multiple ne peut en effet s’offrir que comme une multiplicité de présentations de l’être. Toutefois, comme il y a une unité du multiple du côté de l’être, il y a une unification des exposés multiples du côté du connaître, une organisation de la diversité des expositions dont la finalité est justement de permettre l’approche du géométral qui semblait d’abord se dérober. Leibniz procède à cette organisation du divers selon une théorie de l’expression qui fonde une architectonique conspirante qui rend possible, d’un même mouvement, que soit manifestée l’unité et qu’il soit fait droit à la multiplicité, à la diversité, tant du côté de l’être que de celui du connaître. Chaque région du savoir se propose comme une approximation du vrai, c’est-à-dire comme une expression particulière du tout, nécessaire, puisque chaque perspective est un moment de la richesse du système, mais en même temps insuffisante en tant qu’elle n’est qu’une perspective particulière. Déployant au plan du système à la fois les résultats de sa théorie de la connaissance3 et ceux de sa métaphysique perspectiviste, l’architectonique leibnizienne distribue les régions du savoir sous l’aspect d’une cartographie du clair et de l’obscur, du distinct et du confus. Chaque région du savoir est une partie éclairée du vrai qui laisse dans l’obscurité les autres parties que s’efforcent d’éclairer les autres régions du savoir. Mais le principe de continuité exige aussi qu’il y ait une hiérarchie de ces images, de ces éclairages, que soient aménagés des passages graduels de l’ombre à la lumière, qu’il y ait une progression vers des modèles de plus en plus expressifs. Or, dans ce chemin approximant et continu, la dynamique uploads/Philosophie/ gueroult-leibniz-dynamique-et-metaphysique.pdf
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- Publié le Aoû 30, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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