Quelques jours avant sa mort, Heidegger a choisi de mettre en exergue à l’éditi

Quelques jours avant sa mort, Heidegger a choisi de mettre en exergue à l’édition complète de ses œuvres la maxime suivante : « Des chemins — non des œuvres ». Il indiquait par là clairement à ses futurs lecteurs que sa pensée ne pouvait être réduite à un ensemble de thèses et que, dans sa dimension essentiellement questionnante, elle gardait le caractère d’un cheminement inabouti. Sur le chemin de pensée heideggérien qui conduit de la Dissertation de 1914 au séminaire de Zähringen de 1973, il est cependant possible de distinguer des « jalons »95, puisqu’il ne peut y avoir un chemin que si d’un bout à l’autre la pensée persiste, malgré les détours, à s’orienter vers la même question. Heidegger a en effet toujours affirmé que la question de l’être est demeurée l’unique préoccupation de sa pensée. Mais il a aussi parlé, à partir des années trente, du « tournant » de sa pensée et de la nécessité où il s’est trouvé, en reprenant la question directrice de la philosophie et en l’approfondissant, de se situer en quelque sorte en dehors de ce que l’Occident a nommé philosophie. C’est ce « tournant », qui le fait passer de l’approfondissement de la métaphysique traditionnelle au dépassement de la métaphysique, qui a été choisi ici comme axe privilégié de référence. 1. La question de l’être Lorsque Heidegger tente de déterminer de manière rétrospective le point de départ de son propre chemin de pensée, il cite toujours la phrase de la Métaphysique d’Aristote, to on legetai pollakhòs, « l’être se dit de multiples façons »96, que Franz Brentano mit en exergue à sa Dissertation de 1862 intitulée De la multiple signification de l’être chez Aristote. Ce livre, qu’il reçut en 1907 des mains de Conrad Gröber, fut la première lecture philosophique de Heidegger et ce fut elle qui décida de l’orientation de sa pensée vers la question d’un sens unitaire de l’être97, qui puisse être la provenance commune des quatre significations de l’être que distingue Aristote : l’être par soi et par accident, l’être en puissance et en acte, l’être en tant que vrai et l’être selon les schèmes des catégories. Mais, tandis que Brentano tend à ramener à la signification catégoriale de l’être les trois autres significations, Heidegger, parce qu’il cherche la solution du problème posé par Brentano dans la phénoménologie développée par le disciple de celui-ci, Husserl est amené à attribuer une importance décisive à l’être en tant que vrai. Phénoménologie et ontologie Quels rapports entretient en effet la problématique phénoménologique de Husserl avec le questionnement ontologique de Heidegger ? Si le jeune Heidegger a été littéralement « fasciné » par les Recherches logiques, il a par contre fait partie de ceux qui refusèrent de suivre Husserl dans son « tournant transcendantal ». Ce n’est pas la phénoménologie en tant que science de la subjectivité transcendantale dont Heidegger se réclamera, mais de cette science des phénomènes dont le mot d’ordre est « retour aux choses elles-mêmes ». Parmi les grandes découvertes de la phénoménologie, Heidegger compte en effet, à côté de l’intentionnalité et comme dérivant de celle-ci, celle de l’intuition catégoriale dont parle la sixième Recherche logique, texte que Husserl n’acceptera de republier en 1913 qu’à la demande instante de Heidegger (QIV, p. 168). La théorie de l’intuition catégoriale est explicitement dirigée contre la distinction kantienne de l’intuition et de la pensée. Alors que pour Kant toute intuition ne peut être que sensible, pour Husserl il y a une vision de la catégorie qui fait de celle-ci une donnée de l’expérience et non pas une simple structure de la pensée. Les catégories ne sont donc pas dérivées des jugements, comme le veut Kant, mais elles sont des structures des phénomènes eux-mêmes. Et c’est aussi le cas de l’être, que Husserl n’identifie plus, comme le fait toute la tradition philosophique, à la copule du jugement, mais dans lequel il voit également une donnée de la pure vision. La copule, le petit mot « est », est un signe qui n’acquiert de « vérité » que dans son remplissement par une vision catégoriale effective. Car la vérité au sens phénoménologique n’exige pas simplement la non-contradiction du jugement, mais l’identité de ce qui est visé et de ce qui est intuitionné. Husserl ébranle ainsi la définition traditionnelle du jugement, qui en fait le lieu de la vérité, et fait retour à un concept plus large de la vérité, dont Heidegger trouvait l’exemple chez Aristote. Car chez celui-ci on trouve l’idée-d’une vérité non pas seulement logique, mais aussi ontologique : il y a une vérité dans les choses elles-mêmes, que le jugement a pour but de dévoiler, mais à laquelle il n’ajoute rien. C’est donc cette identité de l’être et de la vérité que Heidegger découvrait, en lisant les Recherches logiques, comme ce qui constitue la « chose même » à laquelle la phénoménologie enjoint de faire retour. Or, cela conduit Heidegger à une conception du phénomène qui ne coïncide pas tout à fait avec celle de Husserl. Car il ne s’agit nullement pour Heidegger de faire retour aux « vécus » et de rattacher ainsi le phénomène à la conscience qui le constitue, mais au contraire de voir en lui une dimension des choses elles-mêmes et non de la subjectivité. C’est pourquoi il verra dans le tournant transcendantal de Husserl l’abandon de la dimension ontologique de la phénoménologie et sa retombée dans la philosophie moderne de la subjectivation de l’être (QIV, p. 166). Pourtant, Heidegger n’en continue pas moins de se réclamer de la phénoménologie : Etre et temps paraît en 1927 dans les Annales de philosophie et de recherche phénoménologique, revue du mouvement phénoménologique, et il est dédié à Husserl lui-même. Car, si l’enquête de Heidegger est ontologique, sa méthode demeure phénoménologique, comme il le précise dans le § 7 de l’Introduction. La phénoménologie est en effet, pour Heidegger, un concept de méthode qui ne détermine pas l’objet de la recherche, mais sa modalité, ce qu’exprime le mot d’ordre husserlien du retour aux choses elles-mêmes. C’est donc à partir de là qu’il s’agit de comprendre ce que signifie le terme de phénoménologie. Il est formé de deux mots grecs, phainomenon et logos. Qu’est-ce que le phainomenon ?Ce qui se montre de soi-même, le manifeste. Mais le manifeste n’est pas toujours un se manifester de la chose même. Celle-ci peut au contraire se cacher dans l’apparaître même : c’est le phénomène de l’apparence. Elle peut aussi ne jamais se donner elle-même que par l’intermédiaire de signes ou de symptômes — c’est le cas de la maladie — qui l’annoncent : ici apparaître a le sens de la non-monstration de la chose elle-même. C’est pourquoi Heidegger distingue le phénomène (Phänomen) de l’apparition (Erscheinung). Kant, par exemple, voit dans l’Erscheinung l’objet de l’intuition sensible et le comprend à la fois comme Phänomen, c’est-à-dire ce qui se montre dans l’intuition et ainsi s’oppose à l’apparence, mais aussi comme Erscheinung en tant qu’apparition de ce qui ne se montre jamais soi-même, la chose en soi. Il en reste cependant ainsi à un concept « vulgaire » de phénomène, car le concept phénoménologique de phénomène ne concerne pas le manifeste, mais ce qui se montre de manière non thématique dans et par le manifeste. Chez Kant, le phénomène au sens de la phénoménologie, ce n’est pas l’objet de l’intuition sensible, mais le temps et l’espace en tant que formes de l’intuition et conditions de l’apparition. Car un tel phénomène a besoin d’une « monstration expresse » pour être aperçu. Il n’est, en effet, besoin d’une phénoménologie que parce que les phénomènes ne sont pas tout d’abord donnés, souligne avec force Heidegger, et il rejoint ainsi en un sens Husserl qui a bien montré que la donnée absolue, le « phénomène pur », ne peut apparaître que par la réduction, c’est-à-dire par la mise entre parenthèses du manifeste. Dans « phénoménologie », logos veut dire, selon son sens proprement grec, apophansis, monstration, si bien que la phénoménologie a pour tâche, d’après son nom, de faire voir (apophainesthai) ce qui se montre de soi-même (phainomenon). Mais qu’est-ce qui est proprement phénomène ? Ce qui est « caché » dans ce qui se montre d’abord et le plus souvent mais en constitue pourtant le fondement. Heidegger nomme cela l’ « être ». Phénoménologie et ontologie, dès lors, se rejoignent : « L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie » précisément parce que l’être n’est pas le manifeste, mais aussi parce qu’il n’est pas ailleurs que dans le manifeste, puisque, « derrière les phénomènes de la phénoménologie, il n’y a rien » (ET, p. 35-36). Cette phénoménologie qui est identique à l’ontologie, Heidegger la détermine aussi comme herméneutique. Si Heidegger accorde à Husserl que la phénoménologie est par essence description, par contre il comprend celle-ci comme une explicitation et non pas comme une réflexion sur les vécus. « Herméneutique » signifie en effet originellement interprétation ou explicitation, comme le rappelle Heidegger, et dire que le logos phénoménologique décrit en explicitant implique que le phénoménologue uploads/Philosophie/ heidegger.pdf

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