L'Homme et la société L'irruption de Nanterre au sommet Henri Lefebvre Citer ce
L'Homme et la société L'irruption de Nanterre au sommet Henri Lefebvre Citer ce document / Cite this document : Lefebvre Henri. L'irruption de Nanterre au sommet. In: L'Homme et la société, N. 8, 1968. Au dossier de la révolte étudiante. pp. 49-99. doi : 10.3406/homso.1968.3105 http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_8_1_3105 Document généré le 16/10/2015 synthèses l'irruption* de nanterre au sommet HENRI LEFEBVRE 1. EVENEMENTS ET SITUATIONS L'événement déjoue les prévisions ; dans la mesure où il est historique, il bouleverse les calculs. Il peut aller jusqu'à renverser les stratégies qui tenaient compte de sa possibilité. Conjonc- tural, l'événement ébranle les structures qui l'ont permis. Les prévisions, les supputations, inévitablement fondées sur des analyses et des constats partiels, ne peuvent s'élever jusqu'au caractère total de ce qui survient. En les bouleversant, l'événement réunit ce qui se dispersait : les connaissances, les résultats. Le mouvement naît où on l'attendait le moins. Modifiant de fond en comble la situation, il la fait apparaître alors qu'elle se dissimulait sous les détails des faits et des appréciations. Alors et ainsi surgit l'élémentaire, et d'abord le connu, le reconnaissable. Sur cette base se dressent, visibles momentanément dans une transparence lumineuse, les nouveaux éléments de la vie sociale. Toujours original, ce qui advient rentre pourtant dans des cadres généraux, et ses particularités n'excluent en rien des analyses et des références, des répétitions et des recommencements. Il n'est pas de virginité absolue même pas pour la violence qui se croit « pure ». Déprécié pendant les périodes stagnantes au profit de ce qui entretient la stagnation le mépris pour l'histoire, la recherche de la stabilité l'événementiel restitue le mouvement de la pensée en même temps que celui de la pratique. Il arrache les penseurs à leurs assises confortables pour leur replonger la tête dans le flot des contradictions. Les obsédés de l'équilibre perdent leur belle confiance et leur bonne humeur. Mauvaises et bonnes consciences, emballages idéologiques et débris de pratiques désuètes, semblables aux détritus de la rue, font des amas que l'on balaie. Les gens et les idées apparaissent tels qu'en eux-mêmes enfin l'événement les change. Mais que le lecteur cherche ailleurs l'ironie, la satire, l'humour cruel, le ton pamphlétaire et vengeur que les circonstances ne manqueront pas de réveiller parmi ceux qui en France écrivent. Ici, il ne trouvera que de la théorie : de l'analyse visant à discerner précisément l'acquis du nouveau, le certain de l'incertain. Cette analyse ne saurait se limiter à un « point de vue » économique, psychologique ou psychanalytique, historique ou sociologique. Elle est essentiellement politique. V * Il s'agit du texte d'un livre qui sortira prochaînement aux éditions Anthropos; vu l'importance de ces réflexions au sujet des événements de mai, nous avons décidé de le publier intégralement dans notre revue. 50 HENRI LEFEBVRE 2. SUR LA PENSEE MARXISTE Il y a peu de temps régnaient encore quelques modes intellectuelles. Chez les spécialistes de haute science politique, il n'était bruit que de dépolitisation. Ceux qui ne voyaient dans cette dépolitisation qu'apparence, effet momentané d'une politique, passaient pour superficiels et attardés. Les idéologues de la désidéologisation se croyaient pénétrants, profonds, prospectifs. Les classes sociales selon Marx ? C'était devenu une telle banalité d'en réfuter l'existence que les étudiants, lassés de ce lieu commun, réclamaient une autre conception tenant compte du fait qu'eux-mêmes se ressentaient comme classe (la jeunesse, les travailleurs intellectuels, etc.). On discutait à perte de vue sur la « scientificité » de Marx, en essayant de départager dans cette uvre un bon côté (scientifique, positif, intégré ou intégrable aux sciences sociales modernisées) et le mauvais côté (caduque et périmé, partisan, négatif ou idéologique) Au cours de ces intéressantes controverses se retrouvaient, pour discuter chaleureusement, dogmatiques et révisionnistes. Tantôt sous le label de l'empirisme dit pur, tantôt sous celui de la rationalité dite opérationnelle, une idéologie d'origine américaine passait pour « scientificité ». Inutile de rappeler qu'on l'opposait couramment à la pensée marxiste. Autre lieu devenu commun : les prévisions de Marx ne se réalisent pas. Or savoir, c'est prévoir. La religion ? La philosophie ? Elles n'ont pas disparu comme Marx s'y attendait. L'Etat encore moins, dont il avait annoncé le dépérissement au profit de la gestion directe et de l'administration des choses. La révolution mondiale ne s'accomplit pas, disait-on ; et s'il y a mutation (terme à la mode), ce n'est pas selon le schéma élaboré par Marx ; la technique en est le moteur et non la lutte des classes ou la poussée des forces productives comme telles. L'historicité ? L'histoire ? Elles s'éloignent dans une époque où le problème majeur n'est plus de maîtriser le devenir mais de programmer techniquement les résultats de la technique. Les structures mentales et sociales, à la fois immanentes et transcendantes à l'historicité, ne changent pas. L'aliénation ? Elle disparaît dans une société d'abondance, de loisirs, de consommation. Seuls persistent les fascinations du sexe et de la mort. Que reste-t-il du marxisme dans cette perspective ? Un humanisme périmé, un inutile souci du « vécu », un mythe de l'homme total. Marx serait un des grands humanistes et le dernier Dans la lignée de Diderot et de Feuerbach, à tir d'une anthropologie matérialiste, il aurait élaboré sa théorie de « l'homme total ». Or l'humanisme tombe en désuétude dans la société dominée par les impératifs économiques et les contraintes techniques. N'était-ce pas dès le début un idéalisme ? Comment sortir d'une pratique où règne la division du travail ? L'homme total polyvalent n'a plus de sens. La doctrine marxiste, après avoir provoqué la catastrophe, c'est-à-dire le naufrage de l'idéologie, émerge un instant et s'engloutit. L'utopie marxiste se manifeste comme utopie, stimulante et décevante. Quant à la dialectique hégélienne et marxiste, elle se dissout dans une rhétorique de l'histoire et une dramatisation de l'expérience. Elle n'apporte ni une méthode, ni une théorie, ni une rationalité nouvelle. La philosophie humaniste de Marx, qui a joué un rôle, est périmée quant à la part de science qu'elle véhiculait. Absorbée dans la rationalité en marche (à savoir l'organisation rationnelle de la société) elle s'intègre à une science et à des sciences plus mûres. A la théorie des contradictions dans l'histoire et la société se substituent avantageusement la logique de la cohérence, la rigueur des choses. Envisagée comme formulation d'une époque, avec ses aspirations et ses illusions, l'uvre de Marx entre dans la culture générale. Figurant dans cette culture, elle a perdu sa virulence, sa portée polémique. Au même titre que les uvres de Platon, de Descartes, de Hegel, ni moins ni mieux. C'est une époque, une étape de la pensée. Quant à la problématique moderne croissance, harmonisation Marx ne lui apporte aucune solution, même si l'on admet qu'il a posé quelques-uns des problèmes. En résumé, la pensée marxiste porte sa date : XIXe siècle. Voilà ce que beaucoup de gens déclaraient il y a peu de temps. Aujourd'hui, fin mal 1968, il faut résister à l'entraînement inverse. Oui, le Promé- thée prolétarien se relève ; la stature titanique se redresse ; oui, mais le Prométhée a-t-il tué le vautour qui lui rongeait le flanc ? Le Titan peut-il arracher avec ses chaînes les énormes rochers ? S'il y a du nouveau, c'est en France (Europe) où la bourgeoisie se dissimule derrière la technocratie et sous un rideau de questions techniques. Qui connaît, qui a exposé correctement la relation entre ces experts, qui voudraient devenir pouvoir sinon classe, et la bourgeoisie ? La question n'est pas de savoir s'ils ont ou non une place et laquelle dans les conseils d'administration ou dans l'appareil d'Etat, mais de savoir s'ils ont une stratégie propre, et laquelle Le conflit reprend sa place, la première, entre société capitaliste et société socia- L'IRRUPTION 5i liste, entre les exploiteurs et les exploités. Oui, mais le régime politique, en France, a précisément revalorisé ce qu'il rejetait : la démocratie parlementaire, donc « bourgeoise », avec la lutte de classes et en même temps. Oui, mais l'idéologie de la consommation n'a pas été entièrement inefficace et la jeunesse n'y échappe qu'à travers la révolte et le recours à la violence ; les gens ont perdu l'habitude de la participation et de la décision, sauf en ce qui concerne les objets à consommer ; et si les mots, très ambigus, de « participation » et « d'intégration » suscitent tant d'intérêts divers, la pratique de la décision et de la participation n'est pas pour autant restituée. Le néocapitalisme ne se ramène pas à l'ancien, celui d'il y a cinquante ans. Il est d'ailleurs certain que Lénine a aiguillé l'histoire dans un sens qui n'était pas celui qu'annonçait Marx et qui pourtant ne pouvait se concevoir théoriquement qu'à partir du marxisme ; il a montré la capacité révolutionnaire des pays et secteurs non industrialisés. Ce n'est donc pas dans les pays industrialisés, où le prolétariat atteint un haut degré de concentration, que le processus a pris forme mondiale. Oui, mais Lénine n'a pas considéré comme liquidée la capacité révolutionnaire du prolétariat des pays hautement industrialisés. Loin de là. De plus, la révolution uploads/Philosophie/ henri-lefebvre-l-x27-irruption-de-nanterre-au-sommet.pdf
Documents similaires
-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Fev 15, 2022
- Catégorie Philosophy / Philo...
- Langue French
- Taille du fichier 5.9695MB