Quadranti – Rivista Internazionale di Filosofia Contemporanea – Volume II, nº 2

Quadranti – Rivista Internazionale di Filosofia Contemporanea – Volume II, nº 2, 2014 – ISSN 2282-4219 147 Quelle voix pédagogique reste-t-il des livres de Jacques Derrida ?  Yuji Nishiyama  Jacques Derrida est de ces philosophes qui ont sérieusement remis en cause les rapports théoriques et pratiques entre la philosophie et l‟éducation, tout en restant éloigné des institutions universitaires françaises traditionnelles1. La question de l‟éducation est cruciale dans l‟élaboration de la propre philosophie de Derrida, qui depuis 1964 n‟a jamais cessé de donner ses séminaires. « Je n‟imagine pas de philosophie ni de recherche dissociée de son enseignement. J‟ai essayé d‟introduire dans cet enseignement de nouvelles pédagogies, de nouvelles mises en scènes, de changer la politique de l‟enseignement et son rapport à la société »2. L‟enseignement, plus qu‟un thème secondaire, occupe une place prépondérante dans ses recherches philosophiques3. Derrida est mort en novembre 2004, nous laissant garants de son héritage intellectuel. Pour nous qui tentons d‟approfondir et prolonger sa philosophie, il paraît indispensable de savoir par quelle méthode pédagogique Derrida lui-même a  Cette communication a été prononcée lors du colloque international « Derrida à venir, Questions ouvertes », le 3 octobre 2014, à l‟Ecole Normale Supérieure de Paris.  Professeur associé à l‟Université métropolitaine de Tokyo et Directeur de programme au Collège international de Philosophie. Il a publié, entre autres, La littérature comme contestation: solitude, amitié et communauté chez Maurice Blanchot (Ochanomizu-syobô, 2007), La philosophie et l’université (Miraisya, 2009), Le droit à la philosophie (Keiso-syobo, 2011), Les Humanité et l’instituion (Miraisya, 2013), La catastrophe et les Humanité (Keiso-syobo, 2014). Il est traducteur de Jacques Derrida, Maurice Blanchot, Jean-Luc Nancy, Emmanuel Levinas et Catherine Malabou. 1 Dans l‟article sur l‟université, Derrida mentionne le philosophe Kierkegaard. « [...] Kierkegaard, un penseur étranger, presque hostile à l‟idée d‟Université, nous donne souvent plus à penser, quant à l‟essence de l‟Université, que les réflexions académiques elles-mêmes » (Du droit à la philosophie, Galilée, 1990, p. 497. Nous mettons la pagination après le sigle DP). Cette citation est plutôt inattendue, car Kierkegaard est un penseur qui développa ses recherches philosophiques hors des institutions universitaires et qui n‟a jamais écrit sur l‟université. Doit-on voir ici une marque de sympathie de Derrida pour son illustre pair ? 2 Sur parole : instantanés philosophiques, Aube, 1999, p. 36. 3 « La question de l‟enseignement traverse tout mon travail et tous mes engagements politico- institutionnels, qu‟ils concernent l‟école, l‟université ou les médias». Papier Machine, Galilée, 2001, p. 372. Quadranti – Rivista Internazionale di Filosofia Contemporanea – Volume II, nº 2, 2014 – ISSN 2282-4219 148 transmis aux étudiants les pensées des philosophes passés dont lui-même était l‟un des héritiers. Nous montrerons dans ce qui suit comment la théorie et la pratique de Derrida sur la philosophie et l‟éducation représentent l‟exemple le plus concret de son concept de déconstruction. 1. L‟enseignement et la répétition Commençons par jeter un regard sur la carrière d‟enseignant de Derrida. Sur invitation d‟Hyppolite et d‟Althusser, il devient en 1964 maître-assistant en Histoire de la philosophie à l‟École Normale Supérieure. Chargé de la classe préparatoire pour l‟agrégation, Derrida restera à ce poste jusqu‟à sa mutation à l‟EHESS en 1984. En sa qualité de maître-assistant, Derrida a déployé une activité éducative originale, se démarquant du style des Professeurs de plus haut rang comme de celui des assistants non-titulaires, plus précaires4. L‟agrégation est un concours national étatique extrêmement sélectif visant à renforcer et reproduire un certain canon de rigueur et de tradition dans la philosophie en France. Le jury de l‟agrégation s‟intéresse en effet moins au fond de la pensée des aspirants qu‟à l‟impeccabilité de la forme de leurs réponses. Durant vingt ans passés à l‟École Normale Supérieure, Derrida assiste de nombreux élèves dans leur préparation du concours. Dans « Où commence et comment finit un corps enseignant » (1974), selon lui, « répétiteur, l‟agrégé-répétiteur ne devrait rien produire, si du moins produire voulait dire innover, transformer, faire advenir le nouveau. Il est destiné à répéter et à faire répéter, reproduire et faire reproduire : des formes, des normes et un contenu » (DP122). L‟agrégé-répétiteur doit prodiguer conseils et soutien dans l‟acquisition des connaissances, idéalement en se mettant à la place des élèves. Derrida s‟est ainsi occupé de l‟enseignement répétitif à la fois du point de vue du professeur et de celui de l‟élève. L‟éducation suppose un mélange ambigü d‟autonomie et d‟hétéronomie. D‟un côté, l‟éducation est hétéronome, puisque c‟est grâce aux enseignements de ses devanciers que l‟on apprend ce qu‟on ne peut pas encore comprendre. L‟éducation, mot dérivé du mot latin ducere (conduire), consiste à guider quelqu‟un pour développer ses capacités. Il est à noter qu‟en japonais apprendre (Manabu) et imiter (Maneru) partagent la 4 C‟était alors qu‟il occupait cette position ambigüe que Derrida a rédigé de nombreux articles sur l‟éducation et l‟université. En réalité, à cette époque, plutôt que le Professeur ou l‟assistant, c‟est souvent le maître-assistant qui menait la critique des institutions universitaires (DP140). Quadranti – Rivista Internazionale di Filosofia Contemporanea – Volume II, nº 2, 2014 – ISSN 2282-4219 149 même étymologie : le fond de l‟éducation, c‟est l‟exercice de ressembler véritablement, la possibilité d‟imiter fidèlement connaissances et techniques. On peut donc apprendre quelque chose par une approche hétéronome, par la répétition. D‟un autre côté cependant, l‟éducation a pour but de rendre l‟apprenant autonome. Il s‟agit de diriger un apprenant dans l‟apprentissage des choses nécessaires qui lui permettront à terme de se passer de l‟aide d‟autrui. Désormais, s‟il rencontre de nouvelles difficultés, il sera en mesure de s‟enseigner à lui-même. La présence du maître s‟efface progressivement, intériorisée par l‟apprenant. Comme dans la traditionnelle pédagogie socratique, il s‟agit ici non seulement d‟apprendre quelque chose à l‟aide d‟autrui, mais aussi et surtout de développer en soi une véritable capacité de savoir. Derrida qualifie cette pédagogie basée sur la répétition et la reproduction de « structure sémiotique de l‟enseignement », « interprétation pratiquement sémiotique du rapport pédagogique » (DP130) et analyse l‟enseignement comme un schéma sémiologique. « Enseignement » et « signe » sont d‟ailleurs deux mots dérivés de la même racine latine. Dans l‟enseignement, la transmission des connaissances est impossible sans l‟aide de signes : le professeur propose des signifiants aux élèves, qui à leur tour les interprètent d‟une manière personnelle. Dans la mesure où les signifiants permettent la croyance au signifié transcendantal, cette pédagogie peut avoir un caractère métaphysique. Derrida s‟interroge surtout sur l‟autorité de l‟enseignant – signifiant des signifiants– intériorisé dans l‟apprenant par cette communication sémiologique5. Alors qu‟il développe déjà ses propres pensées dans des ouvrages tels que De la grammatologie ou L’écriture et la différence, Derrida, en tant que répétiteur, s‟abstient de mettre en avant son originalité. Il écrit en 1974 : « Je fais comme si ce travail n‟existait pas et seuls ceux qui me lisent peuvent reconstituer la trame qui, bien entendu, quoique dissimulée, tient ensemble mon enseignement et les textes publiés » (DP124). C‟est dans le séminaire dont il a la charge qu‟il exprime plus librement ses propres opinions. Ainsi, Derrida prend conscience en la vivant qu‟il existe une dichotomie entre la répétition de l‟histoire de la philosophie et la création de la philosophie. 5 Au début de son article sur Michel Foucault dans L’écriture et la différence, Derrida prend l‟exemple de la relation maître/disciple, et nomme la conscience du disciple comme « conscience malheureuse » (expression reprise de Hegel). La présence du maître intériorisée dans le disciple divise en effet irrémédiablement la conscience de celui-ci. Sur la question du maître chez Derrida, vois Satoshi Ukai, « un maître « nu » », in Shiso, Iwanami-Syoten, No. 969, janvier 2005. Quadranti – Rivista Internazionale di Filosofia Contemporanea – Volume II, nº 2, 2014 – ISSN 2282-4219 150 2. La déconstruction et la pédagogie Derrida a-t-il refusé la pédagogie traditionnelle de la répétition et la reproduction, afin d‟élaborer la pensée de déconstruction comme sa propre pédagogie ? Pour Derrida, quels sont les rapports entre la déconstruction et la pédagogie ? Tout d‟abord, comme il l‟a souvent répété, la déconstruction n‟a ni programme, ni plan, ni projet, à la différence de la critique qui elle part d‟un objet défini. On ne peut pas prédéfinir la déconstruction, elle arrive au texte6. Derrida dit : « Je crois que, si elle est d‟un intérêt, la déconstruction doit exercer une grande influence sur les enseignements à tous les niveaux. Je peux le dire sans hésiter. Mais de ce point à une autre étape, à une étape constructive, je ne peux pas développer cette conception ».7 Entendue ainsi, la déconstruction semble difficilement pouvoir constituer une pédagogie ; car nul a priori ne peut en apprendre et encore moins en enseigner la méthode. La déconstruction est incompatible avec le statut de l‟expert, du professionnel ou de la figure de premier plan. S‟il est possible d‟enseigner la déconstruction, ce sera dans des relations d‟un type différent du rapport classique qui lie le maître à l‟élève8. La déconstruction ne semble pas être un objet enseignable. Elle n‟est même pas un acte ou une opération. La déconstruction, en fait, remet uploads/Philosophie/ quelle-voix-pedagogique-reste-t-il-des-livres-de-jacques-derrida 1 .pdf

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