Edmund Husserl La crise de l’humanité européenne et la philosophie Introduction

Edmund Husserl La crise de l’humanité européenne et la philosophie Introduction, commentaire et traduction par Nathalie Depraz PhiloSophie, © janvier 2019 Avant-propos Introduire à la lecture d’un texte de Husserl, bien qu’il s’agisse ici, avec la Crise de l’humanité européenne et la philosophie, d’une conférence prononcée devant un auditoire assez ouvert, pose de très nombreux problèmes. En effet, la phénoménologie dont Husserl est le fondateur se présente comme une discipline de pensée apparemment peu susceptible d’être vulgarisée. Se donnant comme une expérience et une méditation qui trouve son lieu d’ancrage philosophique dans les Méditations Métaphysiques de Descartes, la phénoménologie est un cheminement que chaque lecteur est invité à suivre, et à plus forte raison, à répéter pour lui- même. « Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois en sa vie » se replier sur lui-même », affirme Husserl dans les Méditations Cartésiennes 1. La phénoménologie requiert en effet un effort de réflexion sur soi-même. C’est ce qui fait d’elle une philosophie dont le point de départ est la subjectivité. On ne saurait pour autant la confondre avec un quelconque subjectivisme qui ramène tout ce qui est à l’être du sujet ou de la pensée. Inversement et parallèlement, l’objectivisme ne valorise que la réalité de l’objet en faisant fi des données subjectives qui me permettent d’y accéder. Ces deux attitudes sont caractérisées par la négation de leur opposé : préjugeant ainsi d’une opposition entre sujet et objet, elles sont à ce titre naïvement dualistes. L’attitude phénoménologique, au contraire de ces dernières, dénonce l’opposition du sujet et de l’objet qui les sous-tend comme un préjugé et veut ainsi dépasser cette opposition, cherchant dans l’expérience l’unité d’un sens antérieur à tout dualisme stérile. 1. Repères biographiques et historiques Edmund Husserl (1859-1938) naît à Prosznitz en Moravie d’une famille juive libérale, et s’engage dans des études scientifiques à Berlin, puis à Vienne. Les débuts Mathématicien de formation, Husserl soutient en 1883 un doctorat sur le concept de nombre. Son premier ouvrage qui date de 1891 s’intitule éloquemment La Philosophie de l’arithmétique. Son intérêt va dès lors principalement à des questions touchant à la logique : Il publie ainsi en 1900-1901 les Recherches logiques. Malgré cette formation logico-mathématique, Husserl étudie dès 1882 le Nouveau Testament sous l’influence du tchèque Masaryk. En 1884, il se procure la Phénoménologie de l’esprit de Hegel ; durant l’hiver 1884-1885, il suit les cours du célèbre psychologue de l’époque, Franz Brentano, sur la philosophie pratique et l’empirisme de David Hume. Le 26 avril 1886 enfin, toujours sous l’influence de Masaryk, Husserl se convertit au protestantisme. La découverte de l’intentionnalité Dès ces années-là, il semble que l’intérêt de Husserl s’oriente de plus en plus vers la philosophie, et en l’occurrence vers la psychologie. C’est pourquoi on est peu surpris de trouver sous sa plume dans le deuxième tome des Recherches logiques, après un premier tome consacré notamment à l’objectivité des formes logiques, des considérations qui redonnent à la subjectivité son rôle et sa place. C’est ici que se fait sentir l’influence de Brentano dont la remarque-clé jouera un si grand rôle pour l’élaboration philosophique de Husserl : la conscience est toujours conscience de quelque chose, c’est-à-dire est toujours conscience intentionnelle. Avec cette découverte, l’entrée de Husserl en philosophie est consommée. « Le mot intentionnalité ne signifie rien d’autre que cette particularité foncière et générale qu’a la conscience d’être conscience de quelque chose (…) 2. » Par cette prise de conscience, Husserl s’achemine vers la formulation d’une philosophie nouvelle. L’intentionnalité est cette opération qui porte la conscience vers son objet, lequel, dès lors, advient littéralement comme sens pour elle. La visée intentionnelle de la conscience est ce qui annule l’idée même d’une opposition du sujet et de l’objet, où ces deux pôles seraient extérieurs l’un à l’autre et existeraient comme indépendamment l’un de l’autre. La conscience est conscience de quelque chose. Cela signifie : la conscience est ouverte sur autre chose qu’elle-même et devient elle- même en se pénétrant de cet autre. Simultanément, cette chose qui est visée (perçue) par la conscience n’acquiert une existence que sous le regard de celle-ci : l’intentionnalité est cet échange interactif continuel de la conscience et du monde, par quoi ce dernier prend sens pour la conscience, et la conscience pour le monde. Je regarde les branches d’un arbre par la fenêtre. Certes, même si je ne regardais pas ces branches, elles continueraient bien pourtant, par exemple, à ployer sous les fruits : il y a donc une objectivité des branches, qui sont bel et bien indépendamment de moi et de mon regard. Cependant, tant que je ne porte pas mon regard sur elles, les branches n’existent pas pour moi, elles ne sont qu’en elles-mêmes. Ainsi, pour le phénoménologue, le niveau d’être de l’objet « branche » en tant que réalité en soi, purement objective, c’est-à-dire sans aucune intervention d’un sujet, n’est que la dimension première et la plus pauvre de la branche. Dès que cette dernière est appréhendée par un sujet, elle apparaît sous mon regard et acquiert un niveau d’être plus complexe. Ce n’est cependant que lorsque la branche m’apparaît certes, mais telle qu’elle est en elle-même, c’est-à-dire quand les deux premiers niveaux d’être, objectif et subjectif, sont conjoints qu’elle advient comme proprement phénoménologique. En phénoménologie, l’être égale l’apparaître : seul est ce qui apparaît, et la notion d’apparition, loin de se ramener à l’apparence illusoire, équivaut à l’être même. La phénoménologie, se caractérisant comme un retour aux choses elles-mêmes, se présente comme la description de toutes les choses qui m’apparaissent, non de manière simplement subjective, mais bien telles qu’elles sont en elles-mêmes : cette apparition pour moi de ce qui est tel qu’il est se nomme phénomène 3, et est l’objet de la phénoménologie. C’est cet acquis fondamental de l’intentionnalité qui constitue la première pierre de l’édifice de la phénoménologie, posée notamment dans les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, sous l’expression de « corrélation intentionnelle » ou « corrélation noético-noématique ». Le témoin vigilant de son temps L’activité avant tout théorique de Husserl est toutefois dès le début solidaire d’une attention aiguë à la situation intellectuelle de ces premières décennies du XXe siècle. Dès 1910-1911, dans un opuscule intitulé La Philosophie comme science rigoureuse, il dresse un réquisitoire contre l’état de division et de décadence qui règne dans les sciences. La principale critique du phénoménologue à l’égard des savants de son temps porte sur l’aveuglement dont ils font preuve vis- à-vis de leur propre démarche, c’est-à-dire sur l’absence de réflexivité de leur attitude scientifique. Husserl adopte au contraire une attitude dont la vigilance critique est extrême : toute affirmation, tout jugement est sans cesse soumis au crible de la critique. Rien n’est jamais accepté comme tel sans être interrogé à nouveaux frais. Ce n’est cependant qu’à partir des années vingt que l’attention du phénoménologue, qui s’était jusque-là peu portée, il est vrai, sur la situation historique et politique contemporaine, va se trouver polarisée sur la question de l’Histoire, à mesure aussi que la crise politique s’aggrave en Allemagne, et inscrit en surface la crise profonde des sciences. La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, prononcée le 7 mai 1935 au Kulturbund de Vienne, apparaît ainsi comme un « manifeste 4 ». Depuis 1928 en effet, année où Husserl a pris sa retraite de l’Université, a fortiori depuis 1929, date à partir de laquelle il a été éloigné de toute activité d’enseignement par l’arrivée de Heidegger qui lui succède à Fribourg, Husserl vit retiré. Tout en reconnaissant le talent de son ancien élève au point d’affirmer en substance que la phénoménologie, c’est lui-même et Heidegger, et personne d’autre, il formule dès 1929 des inquiétudes sur la manière dont s’oriente la philosophie de ce dernier, et notamment depuis Être et temps (1927). A partir de 1933, date de la prise du pouvoir par les Nazis, Husserl se voit retirer toute activité académique, toute manifestation publique, toute liberté de presse. Le sens de l’Histoire se dérobe, le pouvoir de la raison est défaillant, et Husserl ne peut agir par la parole. Malgré sa situation tragique, il refuse une invitation de l’Université de Californie. Il décline en outre nombre d’exhortations à donner des conférences, dans la crainte de susciter de plus belle la haine des juifs. Il demeure coûte que coûte à Fribourg. Son travail philosophique le requiert en ce lieu. Ce n’est qu’à de très rares reprises, à Vienne ou encore à Prague, qu’après de longues hésitations, Husserl s’exprime sur ce qui lui tient le plus à cœur. Il est question de la tâche infinie de la raison et du sens de l’Histoire, contre tous les irrationalismes. C’est à ce titre que la Crise de l’humanité européenne est un manifeste, qui relève le défi du sens et de son unité dans l’expérience. Il y a en effet une unité du sens, et cette unité, qui se donne à moi dans l’expérience que je fais des phénomènes, est cela même qui rassemble et ressaisit le réel pour l’élever à uploads/Philosophie/ husserl-la-crise-de-l-x27-humanite-europeenne-et-la-philosophie.pdf

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