Lettre sur l’humanisme ( l e t t r e à j e a n b e a u f r e t ) Traduit par Ro

Lettre sur l’humanisme ( l e t t r e à j e a n b e a u f r e t ) Traduit par Roger Munier. Titre original: UÉBER DEN HUMÂNISMUS © Vittorio Klostermann, Francfort-sur-le-Main, 1946. Nous ne pensons pas de façon assez décisive encore l’essence de l’ agir. On ne connaît l’ agir que comme la production d’un effet dont la réalité est appréciée suivant l’utilité qu’ il offre. Mais l’ essence de l ’ agir est l’ accomplir. ( Accomplir signifie : déployer une chose dans la plénitude de son essence, atteindre à cette plénitude, producere. Ne peut donc être accompli proprement que ce qui est déjà. Or, ce qui « est » avant tout est l’Etre1. La pensée accomplit la relation de l’Etre à l’ essence de l’ homme. Elle ne constitue ni ne produit elle-même cette relation. La pensée la pré­ sente seulement à l’Etre, comme ce qui lui est remis à elle-même pajrl’Etre. Cette offrande consiste en ceci, que dans la pensée PEtre vient au langage2. Le langage est la maison de l’Etre. Dans son abri, habite l’hommé. Les 1. Nous écrivons le mot avec une majuscule, suivant en cela Heidegger lui-même: « Denken ist l’ engagement par l’ £tre pour l’ £tre » (p. 74). Et plus loin: « Penser, c’ est rengagement de l’-£tre. » « Nôch wartet das Sein dass Es selbst... » (p. 88) « Doch das Sein — was ist das Sein? Es ist Es selbst » . (p.. 101). « Das Sein selberist das Verhaltnis insofem Es... »(p . 103)..« Précisé­ ment nous sommes sur un plan où il y a principalement l’ £tre » (p. 106). « Wohrr aberkommt und was ist le plan ? L’ Etre et le plan sind das Selbe. InS. u. Z. ist mit Absicht und Vorsicht gesagt: il y a VEue.:. » (p. 107). « Zum Geschick kommt das Sein, indem Es, das Sein, sich gibt » (p. 109). 2. Zur Sprache kommt. L’ expression signifie dans la langue courante: venir en question. De même, plus loin, zur Sprache bringen: mettre en discussion. 68 Questions III penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. Leur veille est l’ accomplissement de la révélabilité de F Etre, en tant que par leur dire ils portent au langage cette révélabilité et la conservent dans le langage. La pensée n’ est pas d’ abord promue au rang d’ action du seul fait qu’ un effet sort d’ elle ou qu’ elle est appliquée à... La pensée agit en tant qu’ elle pense. Cet agir est probablement le plus simple en même temps que le plus haut, parce qu’ il concerne la relation de l’ Etre à l’ homme. Or, toute effi­ cience repose dans l’ Etre et de là va à l’ étant. La pensée, par contre, se laisse revendiquer par l’Etre1 pour dire la vérité de l’Etre. La pensée accomplit cet abandon. Penser est l’engagement par l’Etre pour l’Etre2 Je ne sais si le langage peut unir ce double « par » et « pour » dans une seule formule comme : penser c’est l’engagement de l’Etre2. Ici, la forme du génitif « de V... » doit exprimer que le génitif est à la fois; subjectif et objectif. Mais « sujet » et « objet > > sont en l’ occurrence des termes impropres de la métaphysique — cette métaphysique qui, sous les espèces de la « logique » et de la « grammaire » occidentales, s’ est de bonne heure emparée de l’ interprétation du langage. Ce qüi se cèle3 dans un tel événement, nous ne pouvons qu’à peine le pressentir aujourd’hui. La libération du langage ; des liens de la grammaire, en vue d’ une articulation plus , originelle de ses éléments, est. réservée à la pensée et à la poésie. La pensée n’ est pas seulement l’engagement dans l’action4 pour et.par l’ étant au sens du réel de la situation présente. La pensée est l’engagement4 par et pour la vérité de l’ Etre, cet Etre dont l’ histoire n’ est jamais révolue, mais toujours en attente. L’histoire de l’ Etré supporte et déter­ mine toute condition et situation humaine4. Si nous voulons 1. Ih den Anspruch nehmen (voir note 1,- p. 74). • 2. En français dans le texte. 3. Was sich... verbirgt. 4. En français dans le texte. . Lettre sur l’humanisme 69 seulement apprendre à expérimenter purement cette essence de la pensée dont nous parlons,, ce qui revient à T accomplir, il faut nous libérer de l’interprétation tech­ nique de la pensée dont les origines remontent jusqu’ à Platon et Aristote. A cette époque, la pensée elle-même a valeur de xé}(Vi], elle est processus de la réflexion au service du faire et du produire. Mais, alors, la réflexion est déjà envisagée du point de vue de la npccÇiç et de la n o ü ] C H Ç . C’ est pourquoi la pensée, si on la prend en elle-même, n’ est pas « pratique ». Cette manière de carac­ tériser la pensée comme Gecopia et la détermination du connaître comme attitude « théorétique », se produit déjà à l’ intérieur d’une interprétation « technique » de la pensée. Elle est une tentative de réaction pour garder encore à la pensée une autonomie en face de l’ agir et du faire. Depuis, la « philosophie » est dans la nécessité constante de justi­ fier son existence devant les « sciences ». Elle pense y arriver plus sûrement en s’ élevant elle-même au rang d’une science. Mais cet effort est l’ abandon de l’ essence de la pensée. La philosophie est poursuivie par la crainte de perdre en considération et en validité, si elle n’ est science. On voit là comme un manque qui est assimilé à une non-scientificité. L’Etre en tant que l’ élément de la pensée est abandonné dans l’interprétation technique de la pensée. La « logique » est la sanction de .cette interprétation, en vigueur dès l’ époque des sophistes et de Platon. On juge la pensée selon une mesure qui lui est inappropriée. Cette façon de juger équivaut au procédé qui tenterait d’ apprécier l’essence et les ressources du poisson sur la capacité qu’ il a de vivre en terrain sec. Depuis longtemps, trop longtemps déjà, la pensée est échouée en terrain sec. Peut-on mainte­ nant appeler « irrationalisme » l’ effort qui consiste à remettre la pensée dans son élément? . Les questions de votre lettre s’ éclairciraient plus aisé ment dans un entretien direct. Dans un écrit, la pensée perd 70 Questions III facilement sa mobilité. Mais surtout elle ne peut que difficilement faire tenir la pluralité de dimensions propre à son domaine. La rigueur de la pensée ne consiste pas seulement, à la différence des sciences, dans T exactitude fabriquée, c’ est-à-dire technique-théorétique, des concepts. Elle repose en ceci que le dire reste purement dans l’ élément de l’Etre et laisse régner ce qu’ il y a de simple en ses dimensions variées. Mais, par ailleurs, la chose écrite offre la salutaire contrainte d’une saisie vigi­ lante par le langage. Pour aujourd’hui, je voudrais seule­ ment isoler une de vos questions. L’ examen que j’ én ferai jettera peut-être aussi quelque lumière sur les autres. Vous démandez : Comment redonner un sens au mot « Humanisme » ? 1 Cetté question dénote l’ intention de maintenir le mot lui-même. Je me demande si c’ est néces­ saire. Le malheur qu’ ëntraînent les étiquettes de ce genre n’ est-il pas encore assez manifeste? On se méfie certes depiiis longtemps des « ...ismes ». Mais le marché de l’ opinion publique en réclame sans cesse de nouveaux. Et l’ on est toujours prêt à couvrir cette demande. Les termes tels jque « logique », « éthique », « physique » n’ appa­ raissent eux-mêmes qu’ au moment où la pensée originelle est sür son déclin. Dans leur grande époque, les Grecs ont pensé sans de.telles étiquettes. Ils n’ appelaient pas même « philosophie » la pensée. Celle-ci est sur son déclin, quand elle s’ écarte de son élément. L’ élément est ce à partir de quoi la pensée peut être une pensée. L’ élément est proprement ce-qui-a-pouvoir: le pouvoir. Ilprend charge de la pensée et ainsi l’amène à son essence. En un mot, la pensée est la pensée de l’Etre. Le génitif a un double sens. La pensée est de l’ Etre, en tant qu’ advenue par l’Etre, elle appartient à l’Etre. La pensée est en même temps pensée de ' 1. En français dans le texte, de même que les autres questions de la lettre de Jean Beaufret. Lettre sur l’humanisme 71 l’Etre, en tant qu’ appartenant à F Etre, elle est à l’ écoute de l’Etre1. La pensée est ce qu’ elle est selon sa provenance essentielle, en tant qu’ appartenant à l’ Etre, elle est à l’ écoute de l’Etre. La pensée est — cela signifie: F Etre a, uploads/Philosophie/ martin-heidegger-question-iii-lettre-sur-l-x27-humanisme-1946-ed-gallimard.pdf

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