1 Individus et descriptions. Contributions à une histoire du problème de la con

1 Individus et descriptions. Contributions à une histoire du problème de la connaissance des individus dans la philosophie néoplatonicienne1 Prologue On sait qu'Avicenne, dans son effort pour concilier les exigences de la philosophie et de l'Islam, se trouve tiraillé dans deux sens : d'un côté, pour garantir la providence et l'omniscience divines, il doit admettre une connaissance divine des individus2. De l'autre, il doit, pour sauvegarder la perfection et la transcendance de Dieu, insister sur l'immutabilité divine : mais cela implique la négation de Sa connaissance des êtres sensibles individus du monde de la génération et de la corruption, qui, en tant qu'éminemment changeants et contingents, impliqueraient un changement dans l'esprit divin qui les connaîtrait. Dans le traité 5.8 de la Métaphysique du Shifā’, Avicenne s'attaque au problème des individus et de la définition. Le composé de matière et de forme, écrit-il, n'est susceptible d'aucune définition : en effet, il ne consiste qu'en un rassemblement d'attributs, indiqués par 1 Ce texte a fait l'objet d'une présentation, le 8 mars 2007, dans le cadre des Séminaires sur la « Philosophie au Moyen Âge latin », au Centre Jean Pépin (UMR 7062) de l'Institut des Traditions Textuelles, Philosophie, Sciences, Histoire et Religions, Fédération de recherche n° 33 du C.N.R.S., Villejuif, France, animés par A. Galonnier et A. Vasiliu. Je leur exprime ma vive reconnaissance, ainsi qu'à tous les participants à ce Séminaire, dont les observations m'ont été précieuses. 2 Dieu connaît le poids d'un grain dans les cieux et sur terre : Ilāhiyyāt, 8, 6, p. 359, paraphrasant le Qur‘an, 10, 61 ; Šahrastānī, Livre des religions et des sectes, II, p. 416-417 Jolivet et al. ; l'existence d'un fétu de paille dans le corps d'un brique : Mubāḥathāt, § 188, p. 159. Fārābī s'attaquait à cette doctrine dans ses Fuṣūl muntazaʿa, § 86, p. 91, 4-5, cf. Ph. Vallat, « Was Alfarabi an “ Islamic Philosopher ” ? », sous presse. 2 des noms, qui sont par leur nature susceptibles d'être attribués à une pluralité d'individus. Si on essaie de désigner Socrate, par exemple, on aura du mal à éliminer de cette désignation toute ambiguïté possible : plusieurs individus peuvent en effet s'appeler « Socrate ». Si on y ajoute le qualificatif « philosophe », le problème n'est pas encore résolu, car il peut y avoir plusieurs Socrates qui se trouvent être en même temps philosophes, et ainsi de suite. Il est donc impossible de donner une définition de l'individu qu'est Socrate. Mais si la définition est exclue, il ne reste, dans la plupart des cas, pour prendre connaissance de l'individu, que la voie de l'observation par les sens. On voit tout de suite les difficultés que cela pose pour la problématique de la connaissance divine des individus et donc de la providence. En effet, Dieu, qui est pur intellect, n'a pas d'organes pour effectuer la perception sensible. Qui plus est, on ne saurait, comme on l'a vu, Lui attribuer une connaissance des choses sensibles mêlées à la matière corruptible et changeante, ce qui impliquerait un changement dans l'Esprit divin. Il y a une seule exception à cette situation : les espèces à un seul membre, comme c'est le cas, selon Avicenne, pour tous les corps célestes. Là, au moins, il n'y a pas possibilité de se tromper dans l'identification, qui est dépourvue d'ambiguïté : Dieu peut les percevoir immédiatement, de manière notionnelle et sans avoir besoin de recourir aux sens. Revenons, avec Avicenne, au cas de Socrate : tous les noms qui le qualifient peuvent, en principe, s'appliquer à quelqu'un d'autre que lui. Il est vrai qu'en rajoutant des épithètes, on peut particulariser davantage l'objet de la recherche : si l'on commence par parler de « Socrate », par exemple, on peut ajouter des épithètes tels que « le philosophe », « le philosophe religieux », « le philosophe religieux tué injustement » ; il n'en reste pas moins que le résultat de cette procédure reste un universel, pas un individu. En effet, même si l'on spécifie « Socrate, le fils d'un tel », l'ambiguïté menace toujours, car il s'agira alors d'identifier 3 à nouveaux frais cet « un tel ». Toutes ces phrases, en somme, restent susceptibles d'ambiguïté tant que nous ne les aurons restreintes à un sel individu. Avicenne continue3 : Si celui sur lequel on la rapporte [c'est-à-dire, la description] est du nombre des individus dont chacun d'eux vérifie entièrement la vérité de l'espèce, il n'y aurait pas d'individus qui lui correspondent, et l'intelligence aurait intelligé cette espèce dans son individu. Si la description (al-rasm) lui est rapportée, l'intelligence pourra s'arrêter à lui4. Passage difficile, et qui, avec les autres passages avicenniens traitant de la même problématique, a fait couler beaucoup d'encre5. Quel que soit le sens exact qu'il faut lui attribuer, on notera, dans un premier temps, qu'Avicenne semble y suggérer une solution au problème de la connaissance des individus qui fait intervenir la doctrine du rasm6 ou de la description. Avant donc de me consacrer, dans une autre publication, à une tentative de comprendre à fond ce que veut dire Avicenne, j'ai pensé qu'il ne serait pas inutile de déblayer le terrain un peu, en étudiant l'arrière-fond gréco-latine de cette problématique. C'est ce que je vais tenter de faire dans ce qui suit. 3 Avicenne, Métaphysique, V, 8, 246-247, t. I, p. 269-270 Anawati = p. 544 Lizzini-Porro = p. 189, 10-18 Marmura ; traduction Anawati légèrement modifiée. Voici, pour intérêt, la traduction latine de ce texte, vraisemblablement due à Gundissalinus : Si vero illud circa quod restrinxeris fuit aliquod individuum de universalitate individuorum alicuius specierum, tunc non poterit hac demonstratione cognosci nec intellectu deprehendi nisi sensu. Si autem id circa quod restringitur fuerit de individuis, in quorum unoquoque est perfecta veritas speciei, et non supervenit ei aliud novum individuum, intellectus iam intellexit ipsam speciem et eius individuum. Sed cum assignatur eius descriptio, intellectus poterit illud comprehendere... 4 « The mind will have knowledge of it » (Marmura), « l'intelletto ne ha un conoscenza » (Lizzini). 5 Parmi les nombreux articles consacrés à ce thème chez Avicenne, signalons M. Marmura 1962, M. Rashed 2000, H. Zghal 2004, R. Acar 2004, P. Adamson 2005. 6 Cf. A.-M. Goichon, Lexique de la langue philosophique d'Ibn Sina, t. I, p. 143 no 276 : « RASM : description, définition descriptive permettant de reconnaître l'objet, par opposition à « définition métaphysique », ḥadd, énonçant rigoureusement le genre et la différence spécifique ». C'est surtout à H. Zghal que revient le mérite d'avoir souligné le rôle de la description dans la doctrine avicenienne de la connaissance divine des individus. Je compte y revenir dans la continuation du présent article. Très rapidement, voici les principaux éléments de l'interprétation d'H. Zghal : pour Avicenne, le Premier Nécessaire connaît les particuliers en tant qu'universels. Or la description permet la prise en compte des états, attributs, conditions ou causes d'existence d'un individu, c'est-à-dire de ces critères de détermination (muḥaṣṣiṣāt), et donc son identification, par exemple, « Zayd est fils unique d’Umar, lui-même fils de ’Amr », etc. Mais puisqu'aucun des liens dans cet enchaînement n'est exempt du risque d'une identification erronée, il ne s'agit que d'une description sensible, et donc faillible, et qui devra s'appuyer en dernier lieu sur le témoignage des sens et de l'ostension. Si, par contre, cet enchaînement identificateur pouvait être ancré dans un rapport à une espèce monadique, où aucune erreur d'identification n'est plus possible, alors on aurait affaire à une description intelligible, à valeur certaine et démonstrative. La connaissance divine des particuliers serait à comprendre selon ce modèle de la description intelligible. 4 Aristote et l'individu On sait qu'Aristote a laissé aux philosophes de l'Antiquité Tardive et du Moyen Âge - que ceux-ci soient de langue grecque, syriaque, persane, arabe, hébreu, ou latine - un système philosophique apte à expliquer la réalité dans sa presque totalité. Ce n'était pourtant pas un système sans lacunes, ou du moins qui étaient senties comme telles, et ce sont souvent ces lacunes qui ont suscité, à travers les âges, les développements les plus féconds et les plus intéressants dans l'histoire de la philosophie. Un bon exemple nous est offert par la doctrine aristotélicienne selon laquelle il n'y pas de science des individus7. Quelle que soit sa justification à l'intérieur du système aristotélicien - si les individus ne sont pas susceptibles de définition ni de démonstration, c'est notamment parce qu'ils contiennent de la matière, indéterminée par sa nature même8 -, cette doctrine ne pouvait que laisser les successeurs du Stagirite sur leur faim. C'est en effet très bien de savoir, en règle générale, comment fonctionne l'univers : mais comment convertir ces belles théories en praxis, comment les appliquer, si les individus concrets - pourtant désignés comme premières et plus authentiques substances dans le traité des Catégories - échappent à notre connaissance scientifique ? 7 Il n'y pas de définition de l'individu, et cependant la définition est le point de départ de la démonstration (apodeixis), c'est-à-dire de la science (epistêmê) : Anal. Post. I, 8, uploads/Philosophie/ individus-et-descriptions-contributions-a-une-histoire-du-probleme-de-la-connaissance-des-individus-dans-la-philosophie-neoplatonicienne.pdf

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