1 Intuition et arithmetique Gerhard Heinzmann Département de Philosophie, Labor
1 Intuition et arithmetique Gerhard Heinzmann Département de Philosophie, Laboratoire de Philosophie et d'Histoire des Sciences—Archives Henri Poincaré, UMR 7117 du CNRS, Nancy-Université Dans son livre « Philosophie und Mathematik » Christian Thiel se pose la question « ob nicht die Idee einer Fundamentaldisziplin der Mathematik im Sinne einer „regionalen Ontologie“ besser ad acta gelegt und stattdessen eine „Fundamentaldisziplin“ ins Auge gefaßt werden sollte, die als fundamentaler Kanon für den Umgang „mit allem und jedem“ in der Mathematik gerade die Aufgabe erfüllt, die einer Fundamentaldisziplin im Sinne der bisherigen Darlegungen zugedacht war »1. Dans un article antérieur, j’ai essayé d’appliquer cette suggestion de Thiel à la théorie des catégories2. À présent, j’examine les conséquences de cette idée pour l’intuition, surtout en arithmétique. Je prends comme point de référence les réflexions de Charles Parsons. En concevant le concept d’intuition en stricte analogie à la perception, il obtient un modèle intuitif de l’arithmétique en exclusion du principe de l’induction complète. Une approche opératoire pourra inclure l’induction complète dans le modèle intuitif. Deux sortes d’intuitions ? Depuis Marc Steiner et Charles Parsons3, il est usuel de distinguer « l’intuition de x » et « l’intuition que p ». La première concerne la saisie d’un objet, d'un concept (par exemple si l'on est dans l'impossibilité de le définir), d’un énoncé ou d’une théorie entière, la deuxième 1 Christian Thiel, Philosophie und Mathematik, Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1995. 2 Gerhard Heinzmann/Ralf Krömer, Ontology versus Operations in the Foundations of Mathematics, in: E. Agazzi/Ch. Thiel (éds.), Operations and Constructions in Science, Erlanger Forschungen, Reihe A, Band 111, 107-125. 3 Voir Marc Steiner, Mathematical Knowledge, Ithaca/London: Cornell Univ. Press, 1975, 117 et Charles Parsons, Mathematical Intuition. Proceedings of the Aristotelian Society N.S. 80, p. 145-168. Les deux perspectives furent évidemment présentes dès le départ : la « noesis » platonicienne est une faculté de « voir » les idées, le « Nous » aristotélicien une faculté immédiate de fonder les premiers principes des sciences. Ces "principes" d'Aristote vacillent entre « propositions primitives » et « termes primitives ». Pour Ockham, la connaissance intuitive d’une proposition est fondée sur la connaissance simple des termes qui la composent (voir David Piché, « Introduction » in : Guillaume d’Ockham, Intuition et abstraction, Textes introduits, traduits et annotés par David Piché, Paris : Vrin, 2005, p. 7-51,, note 13, p. 10/11). Thomas Reid distingue entre l’intuition en tant qu’appréhension et l’intuition en tant que jugement. Dans cette dernière fonction, elle dénote l’affirmation ou la négation par l’intellect de propositions évidentes Thomas Reid, On Common Sense, in : W. Hamilton (éd.), The Works of Thomas Reid, vol. 2, Edinburgh, 1872, 759. 2 concerne la saisie de la vérité d’un énoncé ou le constat qu’une démonstration est concluante (par exemple, si l’énoncé n'est pas déduit d’un autre énoncé par une inférence ou si la démonstration possède des propriétés « intuitives »4). Quelle est la relation entre ces deux genres d’intuition ? On pourrait se demander si la proposition intuitivement vraie que « 2+2=4 » n’est pas fondée sur l’intuition de l’unité, de sorte que la proposition devient une connaissance fondée sur « l’intuition de ». Peut-on alors se limiter à la discussion de « l’intuition de » qui semble être la plus élémentaire ? Ce n’est pas évident, ni en philosophie ni en mathématiques. En mathématiques, les philosophes et mathématiciens ne sont guère d’accord sur les critères d’identité des objets mathématiques et même sur la nécessité d’envisager une ontologie d’objets mathématiques abstraits. Ceux qui s’y refusent, appelées« nominalistes », refusent en même temps « l’intuition de x » mais pourraient néanmoins défendre le caractère intuitif de propositions mathématiques en insistant, par exemple, sur l’ancrage de la structure arithmétique dans le sens commun des mathématiciens. Intuition et modèle perceptif Comparer l’intuition à la vue est une conception traditionnellement partagée par les empiristes et des rationalistes, qui utilisent les deux genres d’intuitions sus mentionnés. Ainsi, Platon se rapporte aux idées en considérant les « figures visibles »5. Selon John Locke, dans une connaissance intuitive, l’esprit aperçoit la vérité « comme l’œil voit la lumière, dès-là seulement qu’il est tourné vers elle »6. L’intuition ne pouvant cependant pas être identifiée à la perception, on pourrait la considérer comme « quasi-perceptive ». Dans un passé récent, la thèse selon laquelle l’intuition est à la fois « simple » et évidente parce que « quasi-perceptive », trouve deux interprétations dans le domaine mathématique : i) Soit on suppose une analogie avec la perception ou l’introspection. ii) Soit on dit que l’intuition trouve au moins sa source dans la perception. Dans le premier cas, on ajoute alors au critère de simplicité l’exigence de « saisir une image » — où ‘image’ exprime la métaphore d’une vue ‘pure’. Le mathématicien le plus cité qui soutient et précise le parallélisme entre physique et mathématiques par rapport à leur fondements « perceptifs» est sans aucun doute Kurt Gödel. Il est platoniste. Cette dénomination caractérise en vague référence à Platon, un réalisme conceptuel, c’est-à-dire une 4 De telles propriétés intuitives sont par exemple « d’être combinatoire », « d’être fini » ou « d’être primitif récursif », c’est-à-dire calculable dans un sens bien défini. 5 Voir Platon, Politeia, 510 c2, d 5-7. 3 position qui considère que les concepts mathématiques comme ceux d’« ensemble » ou de « nombre » existent dans un monde immatériel en tant qu’entités indépendantes de l’activité humaine. Se pose donc le problème de notre contact avec ce monde d’objets qui ne sont ni dans l’espace ni dans le temps. On attribue cette fonction de l’appréhension des entités extra- mentales et idéales à l’intuition. Afin que cette faculté soit néanmoins rationnelle, on a essayé de l’associer au paradigme d’un modèle épistémologique de la rationalité, à savoir celui qui installe une relation causale entre le sujet connaissant et l’objet connu : on a donc cherché une analogie entre intuition et perception tout en intégrant bien sûr la différence entre les deux facultés. Où chercher l’analogie entre elles ? Selon l’interprétation de Penelope Maddy, dans les deux cas de la physique et des mathématiques, « des théories impliquant des entités ou des processus ‘non observables’ (c’est-à-dire des entités ou des processus qui portent au-delà du domaine de la perception des sens ou de l’intuition mathématique) sont formées dans le dessein d’expliquer, de prévoir et de systématiser des faits élémentaires (de perception et d’intuition), et elles sont évaluées en fonction de leur succès »7. Et cependant, le parallélisme entre les connaissances mathématique et physique reste difficile à préciser quant à son ancrage perceptif.8 A la difficulté soulignée par Paul Benacerraf, (comment comparer la connaissance d’objets causalement inertes avec une connaissance causale ?), s’ajoute le problème qu’une position nominaliste ou structuraliste, qui n’admet pas des entités individuellement identifiables et bien déterminées en mathématiques, est neutre par rapport au problème de la perception, c’est-à-dire par rapport à la question de savoir comment nous obtenons la représentation d’un objet concret (singulier). Intuition et connaissance On pourrait se demander si l’intuition en mathématique conduit à une connaissance au sens d’une croyance vraie. George Bealer a soutenu que non. Intuitionner en mathématiques des objets abstraits ou des propositions, est — semblable à l’illusion (par exemple celle de Müller-Lyer) — indépendant de la croyance : l’axiome de compréhension — disant que l’extension de toute propriété forme un ensemble — est et reste intuitif, bien qu’on n’ait aucune croyance de sa vérité9 et bien que l’on soit le plus attentif au sens de Descartes10. S’il 6 Essai philosophique concernant l’entendement humain, IV, 2, §1. 7 Peneloppe Maddy, Perception and Mathematical Intuition, Philosophical Review 89 (1980), p. 163-196, 163. 8 Que l’intuition guide la connaissance en physique et en mathématiques (fonction (b)) n’est mise en doute par personne ou presque. 9 Car on sait que l’axiome de compréhension qui est bien intuitif conduit à l’antinomie de Russell. 4 existe une intuition pure, elle ne conduit donc pas nécessairement à une croyance et la croyance n’est pas nécessairement intuitive : le théorème mathématique dont la vérité est une croyance justifiée parce que l’on comprend toutes les étapes de sa démonstration sans pour autant avoir une intuition de cette vérité en est la preuve11. L’intuition est indépendante de la croyance (belief-independent12). Nous sommes donc devant le dilemme suivant : bien que l’on ne puisse en apparence pas « défaire » l’intuition mathématique par une croyance vraie qui est justifiée par une démonstration (i), il est raisonnable d’accepter que l’intuition, comme la perception et l’introspection, puisse bien être erronée : on peut intuitionner quelque chose de faux13 (ii). La partie (i) confirme le doute, soulevé par le problème de Gettier, en la valeur épistémique d’une croyance vraie justifiée. Dans cette perspective, la vraie connaissance « profonde » qui est intuitive, ne peut être atteinte par une croyance vraie justifiée. La deuxième partie (ii) conduisait les naturalistes à assimiler les intuitions à des hypothèses initiales, bien plus faibles qu’une croyance vraie et justifiée. Sans avancer les arguments, j’adopte l’esprit de cette deuxième solution en soutenant uploads/Philosophie/ intuition-arithmetique.pdf
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- Publié le Dec 03, 2021
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