ESSAIS PHILOSOPHIQUES Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-
ESSAIS PHILOSOPHIQUES Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion HEIDEGGER ET HÔLDERLIN LE QU ADRI PARTI JEAN-FRANÇOIS MATTÉI PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 5l $ 3 - j k - j Univsrsitàts- ] Blbilothek I Frelburg i. Br. ISBN 213050113 3 ISSN 0768-0708 Dépôt légal — 1“ édition: 2001, mars © Presses Universitaires de France, 2001 6, avenue Reille, 75014 Paris « Ô vous, voix du Destin, vous, chemins du voyageur... » Hôlderlin, Grèce Un penseur ne dépend pas d’ un penseur, mais il s’ attache, s’ il pense, à ce qui donne à penser, à l’ Être. » Heidegger, Qu’ appelle-t-on penser ? INTRODUCTION L’ÉNIGME DE L’ÊTRE «Lorsque la pensée se dépose à penser, elle se troupe déjà avouer P énigme de / histoire de ?Être, » H eidegger, Nietzsche'. Le dépassement de la métaphysique Nul ne connaît jamais, vraiment, l’enjeu et la source ultimes d’une pensée. A tout moment, et au rythme où elle se déploie, le sol se dérobe sous elle et contraint le penseur à côtoyer son propre abîme. H jette alors des ponts au-dessus du néant et s’engage vers d’autres rives en oubliant les piles qui servent à édifier les arches. E t le vide se fait plus profond à mesure que l’édifice monte plus haut. Tel est le premier indice, terrestre, de cet « impensé » dont Heidegger a fait crédit à la métaphysique pour mieux en affermir les limites et, peut-être, sauter en dehors d’elles afin de se livrer à l’expérience du gouffre. Mais peut-on affronter l’impensé de Heidegger qu’il a su déceler chez les auteurs de la tradition alors qu’il ne s’est pas risqué, pour sa part, à dévoiler le sien ? - ■ " Eh apparence, l’enjeu est clair, du moins dans sa formulation. Il s’agit de dépasser la métaphysique, ou de la déconstruire, pour retrouver à vif, sous la poussière figée de son histoire, et sans pour autant évacuer une tradition vouée à l’oubli2 , la question primordiale du sens de l'être. Dès 1. Heidegger, La détermination ontologico-historiale du nihilismey 1944-1946, Nietzsche, 1961, yof H, trad. fr. P. Klossowski, Paris, Gallimard, 1971, p. 303. V ~ - 2. Heidegger, Sein und Zeit, 1927, § 6, trad. fr. É. Martineau, Être et Temps, Paris, Authen- . tica, 1985, p. 39. 8 HEIDEGGER ET HÔLDERLIN. LE QUADRIPARTI l’origine occultée et recouverte, une telle question est la question fonda mentale (Fundamentalfrage) de la pensée que la philosophie, sous son double nom de « métaphysique » ou d’« ontologie », n ’a jamais réussi à faire venir au jour. Heidegger pourra varier, dans son langage comme dans son cheminement ; il restera fidèle à l’appel muet de cette question fondamentale qui sonne à quatre reprises le glas de la métaphysique, dès 1927, aux paragraphes 2, 7, 59 et 83 de Sein und Z eif. Comment faut-il entendre, cependant, la nécessité de ce « dépasse ment de la métaphysique » (Überwindung der Metaphysik)1 2 , à l’évidence redondant s’ il est vrai que la métaphysique, depuis Platon, est ce perpé tuel mouvement de dépassement de l’expérience telle qu’elle nous est donnée ? En supposant qu’un tel dépassement, loin de pousser en avant comme YAuJhebung hégélienne, soit un « pas en arrière » (Schritt %urück) hors de la tradition en direction d’une « autre pensée » et d’un « nouveau commencement » pour perm ettre à la pensée de l’être de se recueillir sur elle-même, en quel mode doit-on penser cette remémoration qui semble étrangère aux quatre orients de l’horizon métaphysique ? Heidegger a répondu par avance à ces questions en mentionnant, de manière explicite, le «tournant» (Kehre) propre de sa pensée, lequel perm et moins d’effectuer le « dépassement » (Überwindung) que 1 ’ « appropriation » (Ver- windung) de la métaphysique. C’est la Lettre à Richardson, en avril 1962, qui lève le voile sur le « tournant » de Heidegger hors de l’ontologie phéno ménologique de Sein und Zeit Jouant au sein de la question fondamentale de l’être, il ne concerne donc pas - comme une simple péripétie r la seule pensée de Heidegger ; bien au contraire, c’est 1 ’ « être » lui-même, Seyn, qui ï « ne se laisse penser qu’à partir du tournant »3 . y Pour élucider ce que dit le m ot « tournant », Heidegger renvoie d’une part à la Lettre sur thumanisme de 1947 dans laquelle il indiquait que le titre 1. Ibid., § 2, p. 7 ; § 7, p. 27 ; § 59, p. 290 ; § 83 (et dernier), p. 437 ; trad. fr. Être et Temps,, op. rit, p. 28, 42, 208, 296. 2. Heidegger, « Le dépassement de la métaphysique », 1936-1946 (publié en 1954), Essais et conférences, trad. ér. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958, p. 80-115. 3. Heidegger, « Lettre à Richardson », Heidegger, ; îhrough Phenomenology to Thought,, La Haye, 1963, Questions IV, trad. fr. J. Beaufret, F. Fédier, J. Lauxerois et Cl. Roëls, Paris, Gallimard, 1976, p. 187. L’ÉNIGME DE L’ÊTRE 9 de son ouvrage Sein und Zeit avait été retourné en Zeit und Sein dans la troi sième section, non publiée, de la première partie (« ici, tout se retourne », écrivait alors Heidegger)1 , et d’autre part à la conférence de 1930, De l'essence de la vérité,, qui retournait à son tour, en un chiasme parfait, 1 ’ « essence de la vérité » en la « vérité de l’essence »2. Depuis le R. P. Richardson, les interprètes s’appuieront sur ces textes pour distin guer un Heidegger I d’avant le « tournant », qui paçle encore la langue de la métaphysique, d’un Heidegger II qui, emporté par le « tournant », réus sira le saut hors de la métaphysique pour atteindre un autre sol, et parler une nouvelle langue, qui est celle de l’être en sa vérité. j\j>rès cet épisode du « tournant », que l’on peut faire remonter à 1930, voire même à 19283 , Heidegger se détournerait définitivement de la métaphysique pour se consacrer à la pure pensée de l’être. Il y aurait bien ainsi un Heidegger I et un Heidegger II, ou encore une première philosophie de Heidegger, pré sente dans son grand ouvrage de 1927, Sein und Zeit} puis, comme l’écrit Jean Grondin, une «deuxième philosophie» ou une «dernière philo sophie »4 qui radicaliserait le questionnement initial pour se livrer à une expérience pré-philosophique de l’être dans laquelle la poésie, celle de Hôlderlin au premier chef, jouerait désormais un rôle déterminant avec la présence de cette constellation étrange, au premier regard, de la Terre et du Ciel, des Divins et des Mortels. Sans revenir sur cette question controversée du tournant, ni sur l’opposition, poussée par certains interprètes jusqu’à la rupture, entre Heidegger I et Heidegger II, sans m’attacher non plus aux diverses moda lités du tournant - Jean Grondin distingue le tournant « ontochronique » d’ £ 'tre et Temps du tournant « aletheio-essentialiste » de 1 ’ « essence de la * 1. Heidegger, Lettre sur ?humanisme, 1947 (publié en 1949), Questions III, trad. fr. A. Préau, v J. Hervier et R. Munier, Paris, Gallimard, 1966, p. 97. 2. Heidegger, De Iessence de la vérité, 1930 (publié en 1944), Questions I, trad. fr. H. Corbin, R. Munier, A. de W aelhens, W. Biemel, G. Granel et A. Préam Paris, Gallimard, 1968, p. 189, 191, 5 " 3. J. Grqndin, Le tournant dans la pensée de M. Heidegger, Paris, PUF, «Épiméthée », 1987, p. 76. L’auteur discerne la première manifestation du «tournant» dans un cours de 1928 - {Gesamstaugabe, Bd 26, 201), le terme de Kehre étant ainsi contemporain de Sein und Zeit, et la 1 pensée du « tournant » antérieure à ce qu’écrira Heidegger à Richardson. 4. Md., p. 7, 9,15,116. 10 HEIDEGGER ET HÔLDERLIN. LE QUADRIPARTI vérité » et de la « vérité de l’essence »a en rapprochant, avec quelque hési tation, les deux chiasmes - jejvoudrais suivre le fil conducteur de la ques tion fondamentale et épouser au plus près possible ce que Heidegger nomme, dans le Séminaire de Zurich, le « virage » qui mène à « un nouveau rapport fondamental à ce qui est », lequel, confie-t-il alors à ses interlocu teurs, manifeste « le sens inexprimé de toute ma pensée »2 . L ’ énigme du Sphinx Cet aveu surprenant pose un problème redoutable. Comment réussir à exprimer ce sens inexprimé d’une pensée tout entière vouée à la mise à jour du « sens de l’être » ? Peut-on admettre qu’un philosophe prétende déconstruire, pierre par pierre, l’édifice de la métaphysique afin de revenir à son sol - ou son absence de sol — initial sans jamais exprimer le sens, c’est-à-dire la direction constante de sa pensée, en une sorte de pari aveugle sur l’étoile qui le guide ? Pour répondre à cette question je ferai un détour par un texte bien connu de Bergson. Dans sa conférence de Bologne d’avril 1911, Bergson insiste sur l’étonnante puissance de négation que l’ intuition philosophique uploads/Philosophie/ jean-francois-mattei-heidegger-et-hoelderlin-le-quadriparti-2001-presses-universitaires-de-france.pdf
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- Publié le Apv 21, 2021
- Catégorie Philosophy / Philo...
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