Georg Lukács L’Esthétique de Hegel. 1951 Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 Ce

Georg Lukács L’Esthétique de Hegel. 1951 Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács Hegels Ästhetik, (1951). Il s’agit d’une introduction à l’édition de l’Esthétique de Hegel entreprise par l’Académie des Sciences de Hongrie. Il occupe les pages 97 à 134 du recueil : Georg Lukács, Beiträge zur Geschichte der Ästhetik, [Contributions à l’histoire de l’esthétique] Aufbau Verlag, Berlin, 1956. Cette édition se caractérise par une absence complète de notes et de références des passages cités. Toutes les notes sont donc du traducteur. Les citations sont, autant que possible, données et référencées selon les éditions françaises existantes. Cet essai était jusqu’à présent inédit en français. À la date à laquelle ce texte a été écrit, citer Staline parmi les classiques du marxisme-léninisme et faire référence (dans les toutes dernières pages de l’essai) à l’un de ses écrits récents sur le marxisme et les problèmes de linguistique faisait partie des figures de style obligatoires. On remarquera comment Lukács tire habilement la couverture à lui pour mettre en relief ce qui est pour lui l’essentiel, suivre la recommandation de Marx, Engels, et Lénine, de ne pas « traiter Hegel en chien crevé », et reconnaître les apports de l’esthétique hégélienne à une théorie marxiste de l’esthétique.  GEORG LUKÁCS. L’ESTHÉTIQUE DE HEGEL. 3 L’Esthétique de Hegel représente, dans le domaine de la philosophie de l’art, le sommet de la pensée bourgeoise, le sommet des traditions progressistes bourgeoises. C’est précisément dans cet ouvrage que les aspects positifs bien connus de la pensée hégélienne et de son mode d’écriture trouvent leur expression la plus claire ; son universalité intrinsèque, son sens profond et fin des particularités et des contradictions du développement historique, la liaison dialectique des problèmes historiques aux questions théoriques et systématiques des lois universelles objectives, tous ces traits positifs de la philosophie hégélienne se manifestent de la façon la plus claire dans son Esthétique. Les classiques du marxisme faisaient le plus grand cas de cet ouvrage. Lorsqu’Engels, dans les années 90 du siècle dernier, voulut inciter Conrad Schmidt à étudier Hegel d’une façon particulièrement approfondie, il lui recommanda évidemment en premier lieu la lecture de la Logique. Mais il ajouta : « Pour vous distraire, je peux vous recommander l’Esthétique. Si vous voulez bien vous y plonger un tant soit peu, vous allez être étonné. » 1 I Pour la première fois dans l’histoire de la philosophie bourgeoise, la philosophie classique allemande a établi le lien organique entre approche historique et approche théorique systématique, y compris dans le domaine de l’esthétique. Naturellement, cette conception a aussi eu ses précurseurs, tels que Vico, qui est pourtant resté sans impact sur ses contemporains directs, et dont l’influence 1 Engels à Conrad Schmidt - 1. Novembre 1891. 4 au 18e siècle fut pour ainsi dire « souterraine » : il n’existe aucune preuve que Hegel ait pris connaissance de Vico. Les tentatives antérieures de la philosophie classique de bâtir une histoire de la littérature et de l’art étaient pour la plupart de nature empirique, et même si, ici ou là, on a essayé de leur donner une base philosophique, la conception trop abstraite, « supra-temporelle », « supra- historique » de ces idées a empêché de les rendre utilisables pour une compréhension des lois de l’art et de l’histoire, de permettre leur application à l’esthétique. Le problème lui-même, à savoir le lien entre conception esthétique et connaissance historique, a surgi des questions quotidiennes de la littérature et de l’art. Le combat de classe de la bourgeoisie a rendu indispensable de défendre théoriquement le droit à l’existence de la littérature et de l’art naissant, non seulement par rapport aux traditions de l’art féodal, mais aussi par rapport à cette théorie et cette pratique qu’avaient développées la théorie et la pratique classiciste de l’art de la monarchie absolue. Ces discussions ont démarré dès le tournant du 17e au 18e siècle (querelle des anciens et des modernes). Au milieu du 18e siècle, cette lutte a pris des formes plus aigües. Les plus grands représentants théoriques de la bourgeoisie révolutionnaire, Lessing et Diderot, donnent déjà à l’art nouveau un fondement ample et profond. Dans le développement des principes artistiques bourgeois, l’idéologie révolutionnaire bourgeoise se manifeste cependant, en raison de sa position d’ensemble, comme une défense de l’art authentique contre le pseudo-art, comme proclamation des principes « éternels » de l’esthétique par rapport aux errements et GEORG LUKÁCS. L’ESTHÉTIQUE DE HEGEL. 5 aux fausses interprétations (rapports de Lessing à Aristote). C’est là que prévalent les mêmes principes idéologiques qui, dans l’économie politique classique, considèrent l’ordre de production capitaliste comme le seul mode de production sensé et légitime. Naturellement, pendant la période des Lumières, des points de vue historiques en matière de conception de la littérature et de l’art surgissent également pour justifier théoriquement l’art nouveau. Rousseau ressent déjà très clairement les problèmes et les contradictions de la culture basée sur la propriété privée, et tout particulièrement de l’art ; et Herder entreprend la tentative d’un exposé historique cohérent de toute la culture humaine, et en son sein de la littérature et de l’art. Les tentatives de grande ampleur et importantes dans le domaine de l’esthétique ne conduisirent malgré tout pas à une compréhension systématique de l’histoire et de ses lois. Le pessimisme de Rousseau en matière de culture conduisit alors, même si ce n’était que par endroits, à une sous-estimation de l’art dans son ensemble, et Herder ne fut pas à même d’unir ses intuitions historiques spontanément matérialistes à une conception matérialiste de l’art. C’est ainsi qu’à l’époque des Lumières, la question de la corrélation de l’histoire et de la théorie n’a mené qu’à des questionnements importants, mais pas à leur solution méthodologique philosophique. Ceci ne s’est produit que dans la philosophie classique allemande. Marx définit dans ses Thèses sur Feuerbach ce moment méthodologique précis par lequel ce tournant s’est produit. Il souligne que toutes les philosophies matérialistes anciennes présentaient le défaut de ne 6 considérer le monde que sous l’aspect de l’intuition, et pas sous celui de la pratique, c'est-à-dire qu’ils négligeaient l’aspect subjectif de l’activité humaine. « C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, ‒ mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. » 2 L’élaboration philosophique de cet « aspect actif », y compris dans le domaine de l’esthétique, est une des réalisations les plus importantes de la philosophie classique allemande. Ainsi, l’œuvre esthétique majeure de Kant (Critique de la faculté de juger) a représenté un tournant dans l’histoire de l’esthétique. L’analyse philosophique de l’activité du sujet esthétique va se trouver placée au cœur de la méthode et du système, tant dans son comportement productif que dans son comportement esthétique réceptif. Kant n’est cependant que l’initiateur de cette évolution, et pas celui qui l’a accomplie, comme les historiens bourgeois de l’esthétique ont coutume de le prétendre. Surtout, comme Kant est un idéaliste subjectif, sa problématique nouvelle ne se rapporte qu’à l’individu isolé, créatif ou réceptif, et de cette façon, le rôle social et historique de l’art disparaît complètement de son esthétique. De ce point de vue, l’esthétique de Kant est en recul par rapport à celle de Herder, puisque l’élément progressiste concerne uniquement des questions de méthodologie abstraite. (Seule la compréhension de cette situation rend compréhensible l’opposition entre Kant et Herder, que 2 Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, Éditions Sociales, Paris, 1971, page 31. GEORG LUKÁCS. L’ESTHÉTIQUE DE HEGEL. 7 l’histoire bourgeoise de l’esthétique n’a jamais pu comprendre. Pourtant, même avec ces limites, l’esthétique de Kant ne contient que les premières intuitions de la nouvelle méthode. Kant, l’idéaliste subjectif, conçoit le principe de l’activité de telle sorte qu’il nie la théorie esthétique du reflet. Il en résulte, d’un côté, qu’il ne peut définir l’objet esthétique que de façon purement formelle, ce qui a pour conséquence que selon sa théorie, les questions du contenu se trouvent en dehors du champ de l’esthétique proprement dite. D’un autre côté, comme Kant est un penseur sérieux et que, comme l’a dit Lénine, il balance entre matérialisme et idéalisme, 3 les problèmes du contenu surgissent nécessairement, eux-aussi, malgré tout, dans son esthétique, mais il n’est pas à même de les résoudre à l’aide des concepts fondamentaux de son système, et c’est pourquoi il ne peut le plus souvent les intégrer dans son système esthétique qu’à l’aide de raisonnements en forme de sophismes. En dépit de toutes ces contradictions, l’impact de la nouvelle méthode que Kant appliquait dans son esthétique fut extraordinairement important. Son premier grand partisan, Schiller, essaya, en dépassant Kant, de faire concorder l’élément du contenu, la détermination philosophique concrète de l’objet esthétique, avec la philosophie idéaliste. Naturellement, ces tentatives ne pouvaient être que de nature contradictoire, puisque Schiller, s’il dépassait dans son contenu la conception kantienne et était fortement poussé à aménager 3 Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme, Œuvres tome 14, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1962, page 205. 8 l’idéalisme objectif, ne s’en cramponnait pas moins uploads/Philosophie/ georg-lukacs-esthetique-hegel.pdf

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