Mondher Kilani Du terrain au texte In: Communications, 58, 1994. pp. 45-60. Cit

Mondher Kilani Du terrain au texte In: Communications, 58, 1994. pp. 45-60. Citer ce document / Cite this document : Kilani Mondher. Du terrain au texte. In: Communications, 58, 1994. pp. 45-60. doi : 10.3406/comm.1994.1878 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1994_num_58_1_1878 Mondher Kilani Du terrain au texte Sur l'écriture de l'anthropologie Ce que le travail anthropologique veut dire. En quoi consiste le travail de l'anthropologue ? Comment peut-on le représenter ? L'anthropologue « possède » en tout premier lieu un terrain qu'il s'est choisi pour des raisons aussi bien scientifiques que personnelles, où il va séjourner un certain nombre de mois ou d'années. Sur le terrain, il fait l'apprentissage d'une culture, d'un mode de pensée, il interagit avec des femmes et des hommes, fait des découvertes, expérimente des erreurs, recueille des données, élabore des premières synthèses, formule des hypo thèses. Au terme de son travail sur le terrain, il revient chez lui avec divers « objets » prêts à être pensés et traités au moyen de concepts, de mots techniques et de modèles théoriques dans le cadre d'un texte monog raphique. Bref, au temps du terrain succède le temps de l'écriture, la finalité du travail de l'anthropologue étant en effet de fournir un texte élaboré à travers lequel il communique à un lecteur potentiel, générale ment un collègue (mais pas seulement), son expérience de l'expérience des membres de la société dans laquelle il a vécu. Voilà comment peut être schématisée l'activité de l'anthropologue. Mais en vérité son travail est un peu plus complexe. Tout d'abord, il faut d'emblée récuser l'idée qu'il y aurait une réalité — un terrain — qui existerait indépendamment et qui précéderait le travail de l'anthropolo gue. Le terrain n'est pas une entité «déjà là» qui attend la découverte et l'exploration du solitaire et intrépide chercheur. Il s'agit donc ici de s'inscrire en faux contre la vision naïve du travail sur le terrain qui met en scène un anthropologue débarquant sur place armé de son seul regard pour observer objectivement une société et pour y recueillir, comme par osmose, des données susceptibles d'être plus tard traitées théoriquement. Une telle vision repose sur une double illusion. La première est de croire 45 Mondher Kilani que l'extériorité à l'objet est porteuse en soi d'objectivité. Pareille conception oublie que la différence postulée de l'objet par rapport au sujet qui va l'observer ne représente pas une qualité intrinsèque de cet objet, une essence, mais le produit d'une histoire différentielle qui les constitue tous deux différents. L'autre illusion consiste à croire à une simultanéité entre l'objet «à voir» et l'acte «de voir», autrement dit à confondre la « présence » de l'anthropologue sur le terrain avec le « pré sent» de l'objet ethnographique. Une telle confusion, qui annule toute distance historique, relève en fait de l'idée objectiviste selon laquelle l'objet de l'anthropologue est un donné prêt à être observé et le discours de l'anthropologue peut être identifié au langage de l'observateur neutre. Mais si le rapport au terrain n'est pas un rapport technique neutre, il n'est pas non plus un rapport de fusion sympathique avec l'objet d'étude. Il ne s'agit pas pour l'anthropologue de se confondre avec l'autre au point de devenir lui-même cet autre. Si l'anthropologue se confond avec l'ind igène et parle le même langage que lui, il n'est plus en situation de dialo gue, en situation de traduire dans son propre système, et encore moins en situation de nous rapporter son expérience. Bref, la connaissance anthropologique est un travail de médiation sur la distance et la diff érence1, et ce travail commence tout de suite sur le terrain. Autrement dit, le terrain s'organise d'abord et essentiellement comme un travail symbolique de construction de sens dans le cadre d'une interaction dis cursive, d'une négociation des points de vue entre l'anthropologue et ses informateurs. Le terrain comme construction sémiotique ou la sémiotique du terrain. Dans le vocabulaire de l'anthropologue, le terrain est doublement un signe. Il désigne à la fois un espace géographique (ou une unité sociale localisée) et le lieu où se déroule sa propre activité. Le signe terrain sert à désigner aussi bien l'objet de recherche (dans le sens, par exemple, où l'on dit que les sociétés primitives, les communautés exotiques consti tuent le terrain de l'anthropologue) que le lieu où s'effectue cette recherche (comme, par exemple, lorsqu'on dit «j'ai rencontré telle ou telle per sonne, telle ou telle difficulté sur mon terrain », ou lorsqu'on proclame « mon terrain c'est les Dogons ») 2. Sur le terrain, l'anthropologue joue son identité. Une identité qui réfère à une mise en scène discursive de la légitimité de sa pratique vis-à-vis de ses pairs. Le terrain est l'expres sion d'une autorité ethnographique. La référence au terrain fonctionne dans le discours du chercheur comme une « machine à produire du vrai », 46 Du terrain au texte selon les mots de Pulman (1986) 3, et du coup elle sert à déclasser tous les autres énoncés qui ne relèvent pas de son paradigme. Pensons à la critique adressée par Malinowski à Y armchair anthropologist, à l'anthro pologue de cabinet qui ne daignait pas descendre sur le terrain, et à la valorisation de sa propre pratique, qui consistait à « planter sa tente au milieu du village ». Depuis cette « révolution » scientifique, la référence au terrain joue comme un mode de contrôle de la production des énon cés anthropologiques. C'est l'expérience de terrain qui garantit que la vérité se trouve dans le texte ethnographique. D'où la fonction performative du terrain, qui prend la forme d'un véri table « rite de passage » pour les apprentis anthropologues, d'un rituel qui, au-delà de son efficacité heuristique, a aussi pour objet de dessiner les frontières d'une communauté anthropologique homogène. Le terrain dénote pour les chercheurs l'originalité d'une démarche et la singularité d'un sujet du discours. Cela explique l'image de l'anthropologue sur le terrain schématisée dans les préfaces ou les introductions des monograp hies. L'exemple le plus frappant de cette mise en scène de sa compét ence scientifique liée à sa présence sur le terrain nous est donné par les récits de B. Malinowski concernant son propre terrain trobriandais {Les Argonautes du Pacifique occidental, paru en 1922). Ces récits ont pris dans la littérature anthropologique et dans l'imaginaire de la disci pline l'allure de mythes d'origine, de mythes fondateurs de la discipline. Outre cette mention explicite dans les textes de la présence du chercheur sur le lieu de sa recherche, l'expérimentation des situations de terrain prend une allure paradigmatique dans la production même de la connaissance anthropologique. C'est ainsi, par exemple, que la mise en scène des premiers pas sur le terrain, la complicité avec les membres de la culture hôte ou, plus généralement, la « fable sur le rapport établi » (Clifford, 1983) avec le terrain servent de convention dans le discours anthropologique pour traduire la compétence interprétative acquise par l'anthropologue. Plus précisément encore, l'anecdote, la gaffe, la bévue ou le malentendu expérimentés par chacun de nous dans son interaction avec les informateurs deviennent les moyens heuristiques de la découverte. Un exemple nous en est fourni par le fameux texte de Clifford Geertz, «Jeu d'enfer. Notes sur le combat de coqs balinais». Geertz, en effet, débute son texte par le récit d'une expérience qu'il vécut au début de son séjour sur le terrain et qui fut déterminante pour la poursuite de son enquête. Il rapporte la descente qu'effectua la police dans le village balinais où il séjournait avec sa femme, en position d'« intrus profession nel», précise-t-il, et inquiet quant au bon déroulement de son travail. La descente de police, qui visait à empêcher le déroulement des combats de coqs, interdits par les autorités javanaises, offrit l'occasion à Geertz 47 Mondher Kilani et à sa femme d'établir le contact avec les villageois, qui jusqu'ici ne leur avaient manifesté qu'une indifférence polie. En les voyant fuir la police, tout comme eux l'avaient fait, les villageois se sont rapprochés des deux anthropologues et les ont enfin admis dans leur cercle. La complicité ainsi établie avec ses hôtes permit à Geertz non seulement d'effectuer sa propre «éducation sentimentale» du terrain, mais aussi de comprendre que le combat de coqs était lui-même pour les Balinais « une manière d'éducation sentimentale » de leur culture. A travers cette expérience partagée, l'anthropologue a pu établir un rapport à l'autre et, dans le même mouvement, saisir le sens d'une institution constitutive de Yethos balinais. Le combat de coqs va devenir son objet de recher che privilégié. Bref, Geertz va s'autoriser de son expérience pour deve nir l'interprète de la culture des Balinais et pour lire le combat de coqs comme un système signifiant dans le contexte de cette culture4. La connaissance anthropologique surgit donc d'un processus dialogique entre l'anthropologue et l'informateur. C'est du travail symbolique à deux ou à plusieurs. Voici un autre exemple, emprunté à ma propre expérience, qui souli gne la nature dialogique du terrain et son effet déterminant dans la cons truction de l'objet anthropologique. Lorsque je suis arrivé dans l'oasis d'El-Ksar, dans le uploads/Philosophie/ kilani-m-du-tarrain-au-texte.pdf

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