Julia Kristeva Du sujet en linguistique In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp.

Julia Kristeva Du sujet en linguistique In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp. 107-126. Citer ce document / Cite this document : Kristeva Julia. Du sujet en linguistique . In: Langages, 6e année, n°24, 1971. pp. 107-126. doi : 10.3406/lgge.1971.2609 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1971_num_6_24_2609 JULIA KRISTEVA C.N.R.S. DU SUJET EN LINGUISTIQUE « Quel est l'objet, à la fois intégral et concret de la linguistique? » . (F. de Saussure (1960), 23.) « ... Il y a quelque chose dans le statut de l'objet de la science, qui ne nous paraît pas élucidé depuis que la science est née. » (Lacan, 1966, 863.) La question inaugurale de Saussure visant à cerner la linguistique en définissant son objet, semble céder aujourd'hui devant des approches où la rigueur formelle prétend réduire sinon évincer l'angoisse saussurienne de s'assurer un terrain « intégral et concret » pour l'exercice du formalisme. Nous allons essayer de démontrer, dans ce qui suit que : (1) Si la suspen sion de Y objet est.de règle dans une théorie logique, elle ne saurait l'être dans une théorie scientifique « factuelle » (physique, psychologique, etc., mais, aussi et davantage encore, linguistique); (2) Chez Saussure comme chez Chomsky, la position de cet objet est logiquement antérieure à la théorie Tx et T2 (au sens de p. 7) et se définit par une certaine théorie implicite du sujet parlant; (3) Si la cohérence des théories linguistiques comme : ensembles d'une ; classe dénommée « la linguistique » se présente comme due à un objet « intégral et. concret », elle est en réalité produite par la posture spécifique d'un sujet qui à la fois s'y produit et en expose la théorie.. De sorte qu'une épistémologie soucieuse de la production des concepts en linguistique pourrait transformer la question saussurienne ainsi.: quel est le sujet, à la fois intégral et concret de la linguistique? Nous appellerons dispositif épistémologique ce rapport du « sujet » de la théorie à son « objet », en posant qu'il détermine en dernière instance la compactification-décompactification des Tx et des T2 au sens emprunté à Desanti. Plus précisément, en ce qui concerne la linguistique, la topologie du sujet (le dispositif épistémologique) est l'économie de la théorie comme un « ensemble d'articulations ». ■ I. — L'acception sémantique, pragmatique et épistémologique de 1' « intension ». Le terme d'intension semble être la traduction par Sir William Hamilt on' du terme de compréhension qu'emploie la Logique de > Port-Royal 108 (Arnauld et Nicole, 1662 (1965 : 59); il correspond chez Bolzano à Inhalt (Bolzano, 1837), s'approche de Sinn chez Frege (Frege, 1892), et se retrouve jusqu'à la formalisation de Carnap comme L-content (Carnap, 1942). Il est employé en épistémologie par M. Bunge (Bunge, 1971) dans un sens sen siblement différent, c'est-à-dire non pas dans une théorie réglée par la notion de vérité, mais dans une théorie métascientifique, « syntaxique », se servant de la théorie des filtres, et — qui plus est — concerne les sciences dites factuelles, notamment le statut qui y incombe au « contenu », aux objets sui generis distingués des referents, des extensions et des formes. L'argument majeur pour cet emploi est que seule la logique peut opé rer avec des « formes pures » tandis que la construction scientifique enchaîne des contenus. Pourtant .Bunge écarte l'emploi du terme « intensional » au sens de pragmatique (impliquant « doute », « croyance », « savoir » et « affi rmation » et donnant lieu à la logique intensionnelle (Whitehead and Russ ell, 1927 : 72 sq., 659 sq.), aussi bien que son sens de modal, et étudie l'intension comme un objet purement sémantique (au sens de Carnap). Or, la valeur « pragmatique » (gardons pour l'instant ce terme) nous paraît être non négligeable en épistémologie, et devrait s'adjoindre à son traitement « sémantique ». Ainsi, si nous avons deux énoncés : p = Le langage est donné dans la conscience des sujets parlants, et , q = Le linguiste pense que p, q peut être considéré comme une construction intensionnelle au sens où sa vérité ne dépend pas uniquement de la vérité de l'énoncé subordonné à p, mais aussi du sujet, ici le « linguiste » : q = F (sujet, p), F désignant la relation « pragmatique » « penser ». F est un ensemble de la classe des fonctions « ne préservant pas la vérité », elle est dite « pragmatique », ou « oblique » (Frege), ou « référentiellement opaque » (Quine). La même réflexion s'applique aux deux énoncés suivants : p' = Phrase -> SN + SV. q' = Le locuteur natif (= le linguiste) pense que p', .-.q' = F (sujet, p'). F est la fonction qui relie « le locuteur natif » au « prédicat », c'est- à-dire aux énoncés de la théorie, et correspond à l'énigmatique et « évi dente » « intuition » des générativistes. ; On comprend que l'épistémologie d'une science « factuelle » ne sau rait écarter F pour se contenter de la solution étroitement sémantique de l'intension. L'épistémologie se servira aussi de la logique modale et de la « pragmatique » pour préciser la fonction F (sujet, p) qui semble nécessaire pour l'articulation d'une théorie . scientifique «factuelle» (au sens de T2, cf. p. 7) à ses « contenus ». Nous; irons, plus loin : il est indispensable d'analyser cette opacité, ou cette oblicité de la fonction F (sujet, p) et d'en préciser la spécificité pour les diverses sciences « factuelles » et particulièr ement pour la linguistique où l'on peut supposer que F possède des caracté ristiques introuvables ailleurs et d'une importance capitale pour les résultats de la théorie. L'analyse dont il s'agit ne saurait se tenir à la pragmatique et à la logique modale, mais fera nécessairement recours à une théorie topologique du sujet. C'est ce dernier aspect qui nous intéressera ici (cf. pour une tentative de formalisation topologique des formations de l'inconscient « Scilicet », 1970 : 169 sq.; dans ce qui suit nous ne faisons que suggérer certains recours topologiques sans en donner la formalisation qui, s'avère fort complexe). D'une autre façon, mais que nous mettrons en parallèle avec ce qui précède, l'épistémologie husserlienne, on le sait, accordait une place impor tante au «contenu intentionnel» (Husserl, 1901 (1961) : t. II,' 19) en y 109 voyant le « sens idéal de l'intention objective . des vécus d'expression », « l'unité de la signification et l'unité de l'objet », la façon « énigmatique » par laquelle un « vécu » à « contenu réel » peut avoir un « contenu idéal ». La solution de 1' « énigme » est soit recherchée par une voie somme toute psychologique, soit rejetée comme extériorité de l'enchaînement systémat ique, donc comme métaphysique. S'il est important aujourd'hui de reprendre ce noyau fondamental de toute théorie scientifique, il n'est pas sûr que ce geste doive se faire par une revendication de la métaphysique — corrélat de la phénoménologie. Car la démarche qui s'impose ici nous semble ne pas relever de la « philosophie première d'Aristote » cherchant les pré suppositions d'ordre métaphysique qui fondent la connaissance, ni de l'évidence pure de la phénoménologie. Mais elle exige un remaniement du dispositif théorique lui-même qui poserait 1' « intension » au-dedans de la théorie en la liant au lieu de son sujet, et en essayant d'en tracer non pas le « contenu » mais le topos, comme fondement de la procédure théorique « formelle ». Dans la mesure où la brèche freudienne ouverte dans le sujet cartésien permet que s'y dessinent diverses topologies articulant sa position à celle de l'objet dans les discours, les topologies prennent la place de 1' «intension ». Évidemment, un tel remaniement est impliqué par une épistémologie qu'on pourrait dire matérialiste et dialectique au sens de Cavaillès : elle n'est pas une théorie phénoménologique de la connaissance, mais saisit les sciences dans leur procès, c'est-à-dire dans les conditions réelles de leur fonctionn ement et de leur développement. Chercher les conditions réelles i de la production - d'une < théorie ne signifie pas élucider ses évidences comme telles, mais les analyser, les dis soudre, démontrer l'engendrement dialectique de ce qui se présente comme «évidence». Un tel traitement découle du fait qu'on posera une théorie comme un espace hétérogène dont font partie l'économie de son sujet aussi bien que la base économico-sociale où se déploie sa pratique (ce deuxième aspect ne fait pas l'objet de cet article). Dans une telle acception, le terme « intension » peut être abandonné : partie de lui, notre réflexion débouche sur un domaine plus large et autr ement articulé. La relation F (sujet, p), où p représente les énoncés-prédicats dans la théorie, se maintient dans le procès de la signiflance (n'implique pas des referents), mais ne se construit ni comme « classiquement logique » (préservant la vérité), ni comme « intensionnelle ». Elle traverse 1' « inten sion » aussi bien que la modalité parce qu'elle en déplie le sujet. Infrastruc ture de l'intension, elle demande uploads/Philosophie/ du-sujet-en-linguistique-kristeva.pdf

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