L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI À propos de Livio ROSSETTI, Un altro Parmenide, B

L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI À propos de Livio ROSSETTI, Un altro Parmenide, Bologna, Diogene Multimedia, 2017, 2 vol., 184 + 206 p. Un autre Parménide se présente déjà de par son titre comme un livre ambitieux et difficile. Son auteur1, réfutant dans les faits la conviction diffuse qu’il n’y a plus rien à apprendre des penseurs du passé, nous accompagne comme à travers un labyrinthe à la recherche de nouveaux accès sur un terrain, celui du monde de la pensée parmé- nidienne, où au contraire il y a encore beaucoup à explorer. C’est ainsi que l’on voit se définir parmi les fragments et les témoignages du Poème de Parménide un parcours interprétatif au bout duquel la figure du penseur d’Élée apparaît sous des traits nettement innovateurs, et peut-être même révolutionnaires. En effet, ce que Rossetti propose, avec une conviction claire et déterminée, n’est pas une simple révision de l’image du penseur d’Élée, qui en ajusterait quelques traits encore épars, mais un nouveau portrait2, à redessiner complètement. Ce n’est L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 143 1 Livio Rossetti revendique une longue pratique de la pensée de Parménide et des Éléates. Après les premiers intérêts socratiques, son attention s’est pro- gressivement concentrée sur les présocratiques et parmi eux Parménide, dans l’intention d’amorcer « un progressivo decondizionamento dall’immagine trà- dita degli esordi della filosofia in Grecia », comme il est dit dans la page de présentation de Rossetti du site de Eleatica (eleatica.it). 2 De manière significative, le premier paragraphe de l’épilogue s’intitule précisément « Verso un nuovo identikit » (II, 150). Les chiffres entre paren- REVUE DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, XXXVIII (1), 2020 donc en fait pas l’autre Parménide, le Parménide jusqu’à présent négligé ou mal interprété, que Rossetti veut promouvoir et mettre en premier plan, mais véritablement un autre Parménide, un Parménide qui semblerait ne rien avoir en commun avec l’image que la tradition des manuels d’école nous a transmise, et dont il faut pourtant avoir le courage de se séparer, pour un nouveau début de l’herméneutique par- ménidienne. L’image de Parménide doit changer : il n’est pas simple- ment ou tout d’abord3 le philosophe de l’être, mais surtout un sophos extrêmement attentif et intéressé à la compréhension du monde réel4. Le renversement de perspective est net et sans équivoque ; le lecteur ne peut y rester indifférent. L’invitation à la découverte de ce nouveau Parménide est sédui- sante. Il ne nous reste donc qu’à rentrer dans les méandres du travail de Rossetti et à observer de près comment se compose la mosaïque de l’interprétation. C’est une donnée factuelle qui nous guide tout d’abord : « la considerevole varietà dei suoi [de Parménide] insegna- menti ». C’est avec une authentique surprise que Rossetti observe que, 144 Walter FRATTICCI thèses, romains puis arabes, font référence respectivement au volume et à la page du livre auquel ce travail est consacré. Les fragments de Parménide en revanche sont cités selon l’édition canonique de Diels-Kranz. La traduction française des fragments est celle de A. Laks, G. Most, Les Débuts de la philo- sophie, des premiers penseurs grecs à Socrate, Paris, Fayard, 2016. 3 Cette indécision ne vient pas de moi, mais, comme nous le verrons, de l’auteur lui-même. 4 « Stiamo dunque perdendo un “filosofo dell’essere”, ma per “acquis- tare” una mente oltremodo penetrante e versatile, una mente impegnata a organizzare e far progredire la conoscenza del mondo su molti fronti diversi e accendere una intera serie di punti di luce con tale determinazione da risultare tenacemente refrattaria a ogni tentativo di ricondurre il tutto ad unità » (II, 183). Rossetti soutient qu’il faut écrire philosophe entre guillemets parce qu’au Ve siècle avant J.-C, on peut tout au plus parler d’une philosophie vir- tuelle. Rossetti est déjà intervenu dans cette problématique dans un précédent travail (L. Rossetti, La filosofia non nasce con Talete, Bologna, Diogene Mul- timedia, 2015). même s’il s’agit d’une donnée clairement évidente, celle-ci est cepen- dant passée inaperçue à l’attention des spécialistes pour des raisons que Rossetti considère comme enracinées dans une vision idéologique- ment influencée par la sous-évaluation platonicienne du monde de la nature. Toutefois, remarque-t-il, en ne considérant que les thèmes trai- tés dans les extraits du Poème et dans les témoignages de la doxogra- phie, ces enseignements concernent des sujets qui de nos jours seraient considérés comme étant d’intérêt astronomique-cosmologique, géo- graphique-géologique et génétique-biologique, objets d’études de psy- chologie et de sexologie, de politique et de droit. Ils mettent en somme en œuvre une sorte de savoir disciplinaire et encyclopédique, qui désigne Parménide comme un intellectuel versatile et curieux, « un eminente cultore della polumathia », dont on peut par conséquent dif- ficilement limiter les intérêts à la seule doctrine de l’être, comme a voulu le faire l’interprétation traditionnelle. Rossetti devient ainsi le porte-parole influent de ce mouvement de redécouverte et de réévalua- tion positive du savoir naturaliste parménidien qui caractérise l’époque actuelle des études éléatiques5. Ce savoir a une valeur positive et l’on ne peut le faire coïncider sic et simpliciter, comme dans la présentation canonique, avec la doxa des mortels, dans laquelle on ne trouve aucune connaissance exacte. Au cours du livre, Rossetti évoque plusieurs fois la richesse du savoir peri physeôs révélé par l’ensemble des fragments et des témoi- gnages. Il en fait tout d’abord un inventaire auquel il consacre tout le chapitre 2 (Verso un inventario degli insegnamenti « secondari » offerti dal poema), indiquant trente-trois regroupements thématiques qui devaient constituer le noyau fort de l’enseignement naturaliste de Parménide. La recherche laborieuse des traces dispersées dans les L’AUTRE PARMÉNIDE DE ROSSETTI 145 5 Qui trouve dans les rendez-vous de Eleatica, conçue et discrètement diri- gée par Rossetti, aujourd’hui à sa XIe édition, des moments de vive discussion. La réhabilitation du savoir parménidien a débuté avec l’édition de 2006 et les leçons de N.-L. Cordero sous le titre débattu Parmenide scienziato ? (N.-L. Cordero et al., Parmenide scienziato ?, SanktAugustin,Academia, 2008). fragments et dans les témoignages des doxographes constitue donc le plat de résistance du travail de Rossetti, qui consacre à ce but plus de la moitié des pages de son travail. Il nous suffit, pour en avoir une idée, de citer les titres des chapitres centraux, dans lesquels Rossetti recons- truit analytiquement les caractéristiques de ce savoir : 5. La luna secondo Parmenide (in B15). 6. All’origine della nozione di antipodi (a ritroso da Platone a Par- menide). 7. Patrimonio genetico e identità sessuale (in B18). 8. Destra-sinistra e tante femmine. 9. L’arte della dimostrazione (in B8, 1-33). Comme on le constate, se dessine peu à peu un Parménide attentif explorateur des phénomènes naturels, capable d’intuitions durables (comme par exemple la découverte que Éosphoros et Hespéros consti- tuent le même corps céleste) et de conjectures audacieuses (comme celle qui, développant le concept de la sphéricité de la terre, aboutit à la découverte des antipodes et à la symétrie entre les grandes zones cli- matiques). Rossetti prend soin de souligner comment, dans son activité d’expert naturaliste, Parménide ne s’est pas limité à confirmer des notions déjà existantes dans la culture grecque6, mais a fait avancer la connaissance de la nature avec des enseignements qui comportent des traits d’une grande originalité. C’est le cas, encore, de la définition du processus de la procréation, lequel pour Parménide résulte de la com- binaison du patrimoine génétique de l’homme avec celui de la femme, théorie en net contraste avec les opinions médicales de l’époque, les- quelles attribuaient au contraire à la femme une fonction seulement réceptive ; ou encore de l’explication des cas d’identité sexuelle incer- taine, qui rendent le sujet instable, indécis et inquiet7. La distance entre 146 Walter FRATTICCI 6 Comme la nature réfléchie de la lumière lunaire, déjà pressentie par Anaximandre. 7 Rossetti se réfère au fragment B18. Rossetti pense que Parménide fait allusion à l’homosexualité plus qu’à l’hermaphrodisme, contrairement à l’opi- nion majoritaire. On ne s’étonne donc pas que Parménide ait pu en déduire « il l’image dessinée par Rossetti et la description habituelle du savant d’Élée comme philosophe spéculatif, totalement indifférent à la vie réelle, est considérable. Cette nouvelle image comble donc une lacune. L’opération par laquelle des fragments et des enseignements apparte- nant au savoir parménidien sont à nouveau portés à la lumière et signa- lés comme des étapes marquantes de la conquête progressive d’une connaissance sûre et correcte du monde dans lequel l’homme évolue est sans aucun doute opportune. Rossetti la conduit avec le flair d’un chercheur expert. Naturellement, d’autres experts avaient déjà par- couru des pistes de recherche parallèles à celles de Rossetti8, ou même convergentes. Mais ce dernier accomplit un pas de plus, ce qui rend ses efforts méritoires, avec la construction d’un tableau d’ensemble, pas forcément systématique, du Parménide naturaliste ; c’est donc à partir de ce plan efficace que l’on peut s’attendre au développement de pro- grès ultérieurs dans la connaissance de la pensée de l’Éléate9. Ce souhait et les motifs qui le justifient permettent de supposer que le travail de Rossetti pourrait facilement obtenir une place importante parmi les études uploads/Philosophie/ l-x27-autre-parmenide-de-rossetti.pdf

  • 17
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager