Klesis – Revue philosophique – 2012 : 23 : Concept(s) et fiction(s) 90 Philosop

Klesis – Revue philosophique – 2012 : 23 : Concept(s) et fiction(s) 90 Philosophie et sciences cognitives : de l’intérêt d’une fiction pragmatiste Thomas Camus (Université de Montpellier III) Les sciences cognitives constituent un ensemble de champs disciplinaires visant la compréhension et l’explicitation du même objet, à savoir l’esprit, mis en relation avec son substrat matériel, le cerveau. Depuis les années 50, l’intelligence artificielle a été le « cœur intellectuel » 1 des sciences cognitives, donnant naissance au paradigme cognitiviste. Selon J.P. Desclés : « Cette étude de la cognition, par le biais de modèles (logiques, mathématiques, probabilistes, informatiques) et de simulations informatiques, englobe les rapports esprit-cerveau analysés non seulement chez l’homme, mais également chez les animaux et même dans les machines informatiques complexes, afin de mieux cerner les différences, les compétences potentielles et les performances réelles attribuables, d’un côté, à l’homme et, d’un autre côté, aux animaux, aux sociétés animales et aux machines (nos actuels ordinateurs ou les futures machines à traiter les informations massivement parallèles) » 2. Si le premier ordinateur, ainsi que le premier automate, furent clairement pensés sur un mode anthropomorphique, la rapidité du développement de l’informatique et la difficulté à étudier la cognition humaine ont mené à inverser radicalement cette tendance, donnant naissance à la métaphore de l’homme-ordinateur. Ainsi, selon le cognitivisme, la meilleure manière de comprendre l’esprit humain serait de le considérer comme un outil computationnel : la cognition y assurerait le rôle de système interne de traitement d’information. Rappelons à ce propos l’extrême proximité entre les termes utilisés en informatique et en psychologie, tels que ceux de mémoire procédurale ou de mémoire de travail, de charge cognitive requise pour une tâche qui expliquerait le ralentissement des autres processus, etc. D’autre part, la perception et 1 M. Boden, Mind as machine, Oxford, Oxford University Press, 2006, p.63. Notre traduction. 2 J. P. Desclés, « Les sciences cognitives sont-elles condamnées? », in Revue d'éthique et de théologie morale, 253/1, 2009, pp. 53-67. 91 l’action seraient respectivement des entrées et des sorties du système, des processus ainsi définis comme extérieurs à la cognition elle-même. Dans ce modèle, perception et action sont indépendantes l’une de l’autre. Si la perception offre des données à la cognition centrale, le fonctionnement de cette dernière n’est pas perceptif ; si la cognition centrale cause l’action, son fonctionnement n’est en aucun cas lié à la structure de l’action réalisée dans le monde en temps réel. Si le cognitivisme n’a jamais pu faire totalement abstraction de la façon dont les informations entrent et sortent du système cognitif, il fait résider la spécificité de la cognition dans les opérations de raisonnement internes : l’emphase est clairement mise sur la manière dont ces informations, une fois acquises, sont traitées. De fait, les éléments du monde, perçus par nos sens, seraient traduits en des représentations symboliques internes, abstraites, constituant selon J. Fodor le « langage de notre pensée ». Le but de ce bref exposé des concepts clés du cognitivisme est le suivant : en tenant compte de l’origine de cette conception de l’esprit, à savoir le développement conjoint de l’informatique, de la linguistique et de la psychologie cognitive, permettre d’entrevoir à la fois la capacité heuristique du modèle computo-symbolique 3 de la cognition (60 ans de sciences cognitives sous ce paradigme sont là pour attester de sa fécondité), ainsi que les limites posées par son formalisme. En effet, considérer cette théorie générale du seul point de vue instrumentaliste reviendrait à ignorer les aspects pour ainsi dire performatifs qu’elle implique. La création de concepts tels que celui de mémoire informatique, prenant réalité dans nos disque durs et autres unités centrales, n’a-t-elle pas entrainé la création d’une fiction lors de sa transposition chez l’être vivant ? En considérant que la spécificité de l’organe cérébral consiste exclusivement en une activité de traitement de l’information, n’a-t-on pas laissé de côté les aspects fondamentaux que sont le corps et son implication dans le monde de la sensorialité et de l’action ? Si l’on considère que le concept en science n’est l’autre de la fiction que par la double démarche de fondation empirique et de généralisation théorique, les nombreux points sur lesquels achoppe le cognitivisme semblent ébranler son édifice conceptuel. Doit-on pour autant remettre en question l’intégralité du paradigme, ou seulement attendre que les théories actuelles soient capables d’intégrer les faits nouveaux ? Nous verrons que cette question est sous-tendue par les rapports qu’entretiennent, au niveau 3 Le paradigme cognitiviste est aussi appelé computo-symbolique ou computo- représentationnel. Comme nous l’avons vu, sa spécificité réside en effet dans une conception de la cognition comme manipulation (computation) de représentations symboliques abstraites. Klesis – Revue philosophique – 2012 : 23 : Concept(s) et fiction(s) 92 épistémologique, le concept et la fiction. Comme nous venons de l’évoquer, si le cognitivisme constitue encore aujourd’hui le paradigme dominant en psychologie cognitive, il n’est pas sans rencontrer de très vives critiques. Les théories de l’Embodied cognition, ou cognition incarnée, prônent notamment de manière plus ou moins radicale le renouveau nécessaire des conceptions cognitivistes : il s’agirait de fournir un modèle à même de rendre compte de la nature corporelle ainsi qu’émergente de la cognition, dimensions essentielles qui semblent jusqu’ici ignorées par le cognitivisme. Pour P. Steiner, « remettre la cognition à sa place (dans l’environnement, dans l’action, dans le temps) » 4 ne s’accompagne pas nécessairement d’une émancipation par rapport au modèle cognitiviste. Cela pourrait en effet être l’occasion de compléter le modèle computo- symbolique par des aspects jusqu’ici peu pris en compte, tels que le contexte dans lequel évolue l’organisme, ses modalités d’action ou encore ses motivations. Cependant, s’il s’agit ici d’enrichir le paradigme existant, ces dimensions nouvelles ne doivent pas simplement s’ajouter à celles déjà observées ; pour P. Steiner, « ces dimensions pragmatiques de la cognition ne sont pas des suppléments ou des résultats de la cognition ; elles sont en profonde interaction avec elle » 5. Ces aspects corporels, motivationnels et environnementaux permettent de compléter des approches jugées jusqu’ici trop abstraites. Prêter attention aux dimensions pragmatiques de la cognition, sans forcément rejeter l’idée d’un système central de traitement de l’information, apporte une vision nouvelle notamment concernant des dimensions souvent perçues comme annexes. Par exemple, des études ont montré récemment que des processus moteurs sont déjà engagés lors de la perception d’un objet : suivant si l’objet est gros ou petit, s’il est orienté à droite ou à gauche, la perception que nous en avons est intimement liée aux actions potentielles que l’on peut effectuer avec cet objet. Ces recherches, parmi d’autres, vont dans le sens des analyses de P. Steiner : « La complexité de l’action n’est aucunement réductible à la traduction d’un plan interne : l’action n’est pas le résultat – la simple exécution des ordres d’un centre de contrôle, situé de manière étanche entre les entrées sensorielles et les sorties motrices, et raisonnant en manipulant des idées, en considérant l’environnement comme un simple objet représenté de 4 P. Steiner, « Sciences cognitives, tournant pragmatique et horizon pragmatiste », in Tracés. Revue de Sciences Humaines, en ligne, 15, pp 85-105. 5 Idem. 93 connaissance, et le corps comme un instrument donné d’exécution de l’action »6. Il s’agit donc essentiellement, pour ces nouvelles théories de la cognition, de se dégager tout autant de l’héritage cartésien que de l’aspect formel du cognitivisme. Cette mise à distance du paradigme originel est bien souvent l’unique point commun entre ces diverses théories alternatives, que l’on peut rassembler sous le terme de Cognition incarnée. Si l’on souhaite s’affranchir du cognitivisme, il faut alors renouveler complètement notre vision de la cognition. Comme le rappelle P. Steiner, ce tournant pragmatique implique alors « des changements méthodologiques notables […], ainsi qu’un abandon plus ou moins radical de la notion de représentation (ou du moins de représentation symbolique), notion emblématique du cognitivisme »7. Cependant, il est aujourd’hui bien plus courant de rencontrer des approches plus conciliantes, défendant l’idée que si la cognition consiste en une activité de traitement formel de l’information, elle ne se réduit peut-être pas à cela. Que l’on considère ces nouvelles approches en continuité ou en rupture avec les conceptions classiques, il reste que la métaphore de l’homme-ordinateur ne tient plus. Aucun ordinateur n’arrive aujourd’hui à reproduire ce que nous appelons un « comportement intelligent », à savoir un système capable d’apprendre de lui-même et de s’adapter à son environnement. Il est d’ailleurs intéressant de noter à ce propos le retour, depuis une dizaine d’année, d’une certaine volonté de collaboration entre les laboratoires de robotique et ceux de psychologie cognitive défendant une vision incarnée de la cognition. Force est donc de penser qu’il est nécessaire de fournir aujourd’hui une assise théorique générale — de fait tout autant conceptuelle que fictionnelle — capable de tenir compte de ces nouvelles données expérimentales. S’il pouvait sembler à première vue que le propre de la science serait de se dégager de cette origine fictionnelle par la démarche expérimentale, et donc la recherche systématique de preuves empiriques à même de corroborer ou de falsifier les uploads/Philosophie/ philosophie-et-science-cognitive.pdf

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